James regarda tendrement le visage assoupi de Jessie. Ils n’avaient pas croisé les morveux depuis plusieurs jours car ils s’étaient paumés dans le bois. James songea un instant que les morveux se perdaient toujours également mais balaya ces pensées déprimantes pour s’abandonner à la contemplation de ce visage qu’il aimait tant. Il avait passé tant d’années avec Jessie et pourtant jamais il ne s’était habitué à elle. Elle était tellement pleine de surprises, si gentille et tyrannique un instant plus tard… C’est pourquoi il n’avait jamais osé lui avouer ses sentiments. Il eut soudain une douleur au front. Comme il l’aimait, comme il l’aimait, il aurait rampé, prié, mis sa vie mille fois en jeu pour elle. Il approcha sa main du visage de sa bien-aimée, pensant lui caresser la joue, ou du moins l’effleurer, mais se ravisa. Elle était si belle endormie. Son visage angélique éclairait sa nuit.
Quand elle dormait, il pouvait la regarder longuement, s’attarder sur chaque détail de sa peau, des ses yeux, de sa bouche, sans jamais se lasser. Il se détourna et regarda la lune. Elle n’était pas là ce soir, le ciel était noir. Mais il voyait toujours le visage de Jessie, son ange et son démon, sa défense et son bourreau.
Jessie eut un petit sourire. Elle savait que James était penché sur elle, la croyant endormie. Pourtant, il lui avait été impossible de dormir dans ce sac de couchage, car elle avait dû être brutale pour l’obtenir. Elle avait encore blessé James, sur son corps comme dans son âme. Cette nuit, elle paierait.
Elle passerait une nuit blanche, rongée par les remords et l’amertume, faisant mine de dormir car elle était trop fière pour s’excuser à James. Elle fut tentée de soupirer. Elle voulut soudain ouvrir les yeux et se jeter dans les bras de James, lui demander pardon en larmoyant. Elle ne fit ni l’un ni l’autre. Elle sentit un mouvement d’air au-dessus d’elle et une légère chaleur enveloppa sa joue. Un vent de réconfortement souffla sur son esprit troublé. Il lui semblait pouvoir entendre le cœur de son compagnon. Elle voulut savoir. Battait-il pour elle? Non, c’était impossible. Pendant toute leur association, elle avait battu, humilié et rabaissé James. Elle l’avait écrasé, ignoré, insulté. Elle l’avait maltraité, de tous les moyens possibles. Comment pouvait-il toujours être si gentil, si attentionné, toujours si plein de bonne volonté et d’admiration? Elle entendit un entrechoquement de bois, un crissement de feuillage et des pas discrets s’éloignant. James partait. Ses tourments se refermèrent sur elle.
Miaouss arriva au campement improvisé portant un gros tas de branches mortes légèrement humides pour faire un feu. Il vit entre deux arbres James de dos, penché sur Jessie. Un instant, il fut tenté de croire qu’il l’embrassait, qu’il l’étreignait, mais non. Miaouss s’avança et déposa son tas de bois.
James se leva et s’enfonça dans la forêt, en proie à des pensées sombres. Miaouss regarda un instant Jessie. Pourquoi fallait-il qu’elle soit toujours si dure? Il savait qu’elle était tendre au plus profond d’elle, mais elle semblait avoir raté la seule occasion de l’exprimer. James. Il soupira, se roula en boule, frissonna un peu et s’endormit.
James s’assit sur un carré d’herbe sèche épargné par la pluie de la journée précédente. Il scruta l’horizon un moment et une curieuse pensée lui traversa l’esprit. Il pensa à sa fiancée, Jezabelle. Comme elle l’aurait trouvé pitoyable, l’uniforme sale et rapiécé, le teint pâle, les traits tirés à l’extrême. Il sourit. Comme il se fichait de se que pouvait penser Jezabelle. Il aimait curieusement se rappeler de chaque fois où ils se sont croisés, pendant son enfance ou plus tard. À chaque fois, il se délectait de repenser à ce que pouvait ressentir Jezabelle quand elle voyait dans les yeux apeurés mais néanmoins déterminés de James que jamais il ne céderait. Il éclata de rire, sans raison. Il se leva et esquissa quelques pas d’une danse inconnue.
Comme il se sentait bien, si loin de l’horrible Jezabelle et si près de sa Jessie!
Jessie s’assit dans le sac de couchage. Une larme perlait à son œil. Non, se dit-elle en l’essuyant, Jessie ne pleure pas. Jessie est forte et ses amis ont besoin de cette force. Elle s’attarda sur le mot « amis ». Miaouss n’était qu’un ami, sans aucun doute, pensa-t-elle en regardant d’un regard las le félin pelotonné contre leur sac de provisions qui dormait profondément. « Au moins, il y en a un qui dormira bien cette nuit », songea-t-elle, amusée quoiqu’un peu jalouse. Elle lui sourit puis se replongea dans ses pensées.
James était-il seulement son ami? Elle aurait voulu que non, qu’il soit, qu’il soit… Les mots ne vinrent pas, son esprit était bloqué, comme s’il ne savait pas quoi lui souffler pour qu’elle comprenne. Et lui, James, que comprenait-il?
Probablement ne voyait-il en elle qu’un monstre susceptible et hypocrite.
Comment pourrait-il l’aimer? Elle leva les yeux au ciel. La lune ne lui offrit aucune lueur rassérénante. Elle n’était pas là cette nuit. Un bruissement de feuilles lui fit comprendre que James était revenu.
James s’était dégourdi les jambes et revint au camp. Jessie était assise, bien réveillée. Elle regardait Miaouss. Elle sourit. Bien sûr, si Miaouss était humain, c’est lui que Jessie aimerait. Quelqu’un d’aussi intelligent et fort de caractère qu’elle. Pas un idiot pleurnichard comme lui-même. Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit médaillon aux armoiries des Morgan qu’on lui avait donné lorsqu’il était jeune. Il contenait auparavant sa photo et celle de Jezabelle, mais il avait gratté et enlevé ce visage haït et l’avait remplacé par une photo de Jessie. Elle n’était pas très belle car c’était une photo que les agents Jenny avaient prise d’elle pour son casier judiciaire, la dernière fois qu’ils avaient été arrêtés. Il écarta les buissons. Jessie tourna sa tête du ciel étoilé jusqu’à lui. « Tu es réveillée », lui dit-il. Comme elle devait le trouver bête, planté là. « Oui », lui répondit-elle. Elle sembla hésiter, puis lui sourit timidement.
Jessie tourna la tête vers James qui s’avançait. « Tu es réveillée », lui dit-il.
C’est à cet instant qu’elle se rendit compte, mais vraiment compte, que c’était James qu’elle aimait, qu’elle aimait depuis si longtemps et qu’elle continuerait à aimer tant qu’elle vivrait. Ces paroles, ce visage était remplis d’une telle innocence, innocence qu’elle n’avait jamais eu et qu’elle n’aurait jamais. Elle acquiesça. Elle ne savait pas quoi dire, ni quoi faire, alors elle lui sourit.
Soudain, sans qu’elle le veuille, ses yeux se remplirent de larmes de joie, de tristesse, de crainte, d’incompréhension, de tendresse et d’abandon. James s’approcha d’elle, troublé. « Jessie… tu… tu pleures? ». La distance entre eux n’était que de quelques mètres, mais Jessie sentait qu’un océan les séparait. Un océan houleux, qu’on ne pouvait franchir sans tout sacrifier.
James s’approcha un peu et se rendit compte que les yeux de Jessie brillaient. Des larmes salées mouillaient ses paupières et ses joues. Il se sentit soudain si désemparé, si impuissant face à un tel spectacle qu’il se figea sur place. Il fit quelques pas mal assurés et lui demanda si elle pleurait.
Il regretta aussitôt ces paroles. Jessie qui pleurait! Totalement absurde. Il devait s’être endormi et il rêvait. Mais non, c’était trop vrai, c’était Jessie, sa Jessie qui pleurait. Il s’avança vers elle. Elle baissa la tête et le tissu du sac de couchage fut mouillé de larmes. Il s’agenouilla et, mû par une soudaine
impulsion, il la prit dans ses bras. Elle cala sa tête au creux de son épaule. Ils restèrent là pendant plusieurs longues minutes, ne disant mot, ne bougeant pas d’un pouce. Les yeux de Jessie s’asséchèrent, mais elle ne lâcha pas James. Elle eut quelques hoquets, puis dit d’une toute petite voix :
« James, par… pardonne-moi… »
Jessie avait à peine prononcé ces mots qu’elle se sentit stupide, risible, insignifiante. Qui était-elle pour demander pardon à James en pleurant toutes les larmes de son corps? Elle était horrible, dégoûtante, repoussante. Comment osait-elle? Lui si gentil, elle si méchante.
En entendant ces mots, la serra encore plus fort dans ses bras, et lui souffla à l’oreille d’une voix tremblante : « Je t’aime… Jessie… » Aussitôt après avoir dit ces mots, James se sentit ridicule et imbécile. Qui était-il pour avouer cela à Jessie? Quel idiot il faisait, quel abominable crétin! Comment osait-il? Elle si intelligente, lui si bête!
Miaouss ouvrit un œil averti et vu les deux amis se relâcher brusquement et se fixer avec des yeux paniqués, cherchant une excuse, un échappatoire.
Leurs lèvres tremblèrent, et tout aussi brusquement qu’ils s’étaient séparés, ils se rejetèrent dans les bras l’un de l’autre, pleurant, se disant mille et une paroles douces, s’embrassant. Miaouss était content de ne jamais dormir que d’un œil, il n’aurait manqué cette scène pour rien au monde. Enfin, il savait que ses espérances n’avaient pas été vaines. Il se détourna des deux amoureux pour observer la voûte céleste. La lune brillait par son absence, mais une étoile filante déchira le firmament et éclaira brièvement le couple enlacé. Miaouss pensa soudain à l’avenir, à leur avenir à tous deux. Quoiqu’il arrive, ils seront toujours ensemble, à l’image de l’union de la terre protectrice et du ciel rêveur…
Ester
Date de dernière mise à jour : 05/07/2021