Familia. Chapitre 2 : Ariane

Encore MERCI, mille fois merci à Lolo57, ma Laura pour sa mise en page, sa relecture et correction. A celle qui m'aide et me soutient dans toutes mes idées, qui sont d'ailleurs des idées que l'on complète l'une et l'autre. Une amie de fou sans qui rien ne serait possible. À ces heures passées à discuter de ce chapitre de malade... Merci encore. Tu es la meilleure. Take a drink from my heart

Chapitre 2 : ARIANE

Image chapitre 2 arianeimage par Yamujiburo

QG de la Team Rocket, Jadielle, Kanto. 2008

Jessie coupa l'eau brûlante et s'enroula dans la serviette chaude que James lui tendait, de l'autre côté du rideau. Elle sortit, enroulée dedans, et sautilla jusqu'au miroir, à côté de son équipier.

- Merci, merci !, s'exclama-t-elle.

Une fois ses lentilles de contact mises en place, le jeune homme prit sa brosse à dents et l'enfourna dans sa bouche, après y avoir déposé une épaisse couche de dentifrice Polateeth « pour des dents plus brillantes et blanches qu'un Polagriffe ! ». Ils n'étaient pas vraiment en avance ce matin, et Jolene leur avait annoncé un briefing. Cela faisait quelques semaines qu'ils étaient là, de retour au QG, et ils avaient déjà commencé à trier les documents des archives avant de les numériser. James prit alors la place de Jessie et entra dans la baignoire, jetant d'un geste habile son boxer, puis son t-shirt dans le bac à linge sale.

- Encore une réunion, on s'demande ce qu'ils ont à nous dire de plus ! J'espère qu'ils vont enfin nous annoncer notre futur salaire…, râla Jessie en examinant son visage dans la glace, à la recherche d'éventuels boutons ou autres imperfections à cacher d'urgence.

- Ch'est clair…

La jolie rousse essora son épaisse chevelure avec une autre serviette, puis elle se brossa les dents à son tour. Elle n'avait aucune envie de voir Jolene, qui lui tapait toujours plus sur les nerfs. Cela faisait déjà plusieurs fois qu'elles se prenaient le bec, et ça n'allait pas s'améliorer si cette pimbêche n'arrêtait pas d'être sans cesse sur son dos, à flirter lourdement avec son équipier tout en prenant soin de l'isoler du trio. Depuis l'inventaire, elle n'arrêtait pas : elle avait d'abord invité James à dîner après avoir fait équipe avec lui, puis elle était restée son binôme pendant toute la semaine. Au retour, elle s'était assise à côté de lui dans le dirigeable, et depuis quelques temps, elle lui envoyait des petits messages sur son téléphone sans arrêt. Jessie s'agaçait toute seule en y pensant, enduisant ses cheveux de baume en les démêlant avec des gestes brusques, comme si elle crêpait vraiment le chignon de son ignoble supérieure.

- Jessie, ma serviette…

La jeune femme interrompit alors le cours de ses songes – dans lesquels elle se demandait si elle détestait plus Jolene ou Cassidy, avant de donner à James sa duveteuse serviette jaune qu'il trimballait avec lui depuis toujours, affublée de son nom brodé dans le coin à droite, aux côtés du sigle du manoir familial. Jessie ne dit rien, bien qu'elle l’eût au préalable utilisé pour essorer ses cheveux. Il frissonna au contact froid et humide de la serviette sur son corps mouillé.

- Tu l'as encore prise !

- Roooh ça va James, cesse de faire ton bébé…

- Tu n'as qu'à prendre celle de Miaouss, il ne l'utilise pas !

- Il s'avère qu'elle est minuscule ! Et la tienne est plus absorbante !

Il bougonna dans sa barbe imaginaire, avant de sortir de la douche, drapé dans la serviette trempée : quelle égoïste ! M'enfin, cette fois-ci, elle lui avait laissé de l'eau chaude, il n'y avait donc pas encore de quoi fouetter un Chaglam. Il la regarda galérer quelques secondes avec sa brosse et enfila son peignoir, avant de s'en mêler.

- Attend, je vais le faire…

James lui prit des mains. Il l'invita à s’asseoir sur la petite chaise de bois, se positionna derrière elle et lui brossa les cheveux délicatement, prenant soin de ne pas lui faire mal. Il les démêla soigneusement durant de longues minutes, avant de retirer l'épaisse boule de cheveux rose coincée entre les dents en plastique et de la jeter à la poubelle.

- Et voilà, Madame !

- Merci James, ils sont plus beaux quand c'est toi qui le fais.

- Oui parce que je suis patient, toi tu tires comme une forcenée et tu fais des nœuds…, murmura-t-il en lui attrapant trois mèches pour lui élaborer une tresse.

- Tu peux serrer, n'ai pas p…

- Je sais Jessie, laisse-moi faire. Je l'ai fait des années durant au manoir, sur les Galopa de mes parents.

- Ah parce que Monsieur avait des écuries…

- Pffff, c'est ça, moque-toi !

Voyant que le jeune homme n'enchaînait pas, son équipière reprit :

- Tu ne racontes pas une anecdote ?

- En quel honneur ?, s'interrogea-t-il à haute voix.

- Aucun, je trouve juste ça étrange, toi qui aimes tant nous rappeler que tu es né avec une cuillère en argent dans la bouche, quand deux d'entre nous n'en avions même pas une en plastique…

- Je fais ça ? MOI ?, s'offusquât alors James.

- MIAOUSS ???, appela Jessie d’une voix forte en inclinant très légèrement la tête vers la chambre.

- Quuuuuôa ??!, hurla le chat tandis qu'il s'étirait encore dans le lit.

- JAMES DEMANDE S–

- Arrête ça Jessie, j'en ai assez d'être votre tête de turc !, coupa-t-il d’une voix plaintive.

- Cesse de geindre et concentre toi plutôt sur ma coiffure !

- C'est toi qui n’arrêtes pas de remuer, mais si tu l'dis !

- Je ne bouge pas imbécile, c'est toi qui trembles !

- Oui c'est à cause du café de la machine du bas… il est plus fort et amer qu'une baie Jaboca !

- Tu te moques de qui là, hm ? Tu bois du sucre au lait avec deux gouttes de café !

Il ne répondit pas tout de suite. C'était plutôt juste, mais venant de quelqu'un qui préférait boire du chocolat chaud noyé dans de la crème fraîche, c'était plutôt mal venu… Il décida de reprendre le sujet sur son enfance :

- Un jour, j'étais avec Jezabelle et elle me montrait comment faire les tresses. Elle me criait dessus parce que Caninou courrait de partout autour des Ponyta et quand ce fut à mon tour, elle s'énervait en disant que je ne savais pas le faire, parce que j'n'étais qu'un bon à rien, et que je n'étais pas assez méticuleux. C'était juste, mais normal : je tremblais de peur que son Rafflesia ne m'immobilise et qu'elle ne s'en prenne à moi ! Mais j'en voulais, je suis resté concentré, et j'ai fait une belle natte, plus belle que la sienne ! Évidemment, elle n'était pas contente parce que je ne l'avais pas fait correctement selon la technique qu'elle m'avait montré…

Jessie resta silencieuse quelques secondes, songeant ô combien cette jeune femme était une sociopathe. À côté d'elle, la plupart des sbires de l'organisation étaient finalement des enfants de chœurs. James avait raconté une anecdote, mais la jeune femme n'avait pas le cœur à lui faire la remarque : elle était plus triste qu'autre chose, finalement.

- Cette pauvre folle ne te mérite pas. Elle n'a rien pour elle ! À part son argent, bien entendu…

- Je pense que si elle veut tant m'épouser, c'est que sa famille doit être sur la paille.

- J'imagine oui ! Sinon elle aurait pu trouver bien mieux qu'toi ! Elle doit vraiment être aux abois…

En disant ça, Jessie lança un regard amusé à James dans le miroir. Sachant pertinemment qu'elle le taquinait, il répondit du tac-o-tac, un sourire aux lèvres :

- Pour une somme pareille, tu serais la première à me faire la cour ! Tu la ferais d'ailleurs à n'importe qui, vénale que tu es !

- Sale gosse de riche…, lança-t-elle tandis que sa coiffure était terminée. C'est pas mal du tout, s'exclama-t-elle en se reluquant, ceci dit tout me va !

- Prétentieuse !

D'humeur joyeuse, Jessie lui tira la langue avant de se lever.

- Bon, eh bien j'ai juste le temps de m'habiller et on peut y aller !

- Met ton uniforme, c'est un briefing officiel.

- Quel ennui… Moi qui voulais porter ce petit pull que j'ai volé avant hier au Grand magasin du centre-ville !

- Le vert avec les manches bouffantes ?

- Oui, c'est bien lui.

- Il se marierait à merveille avec ton pantalon camel !

- Tout juste ! J'y pensais justement…

- Tu l'avais volé où, celui-là ?

- Dans la loge d'un concours, peut-être à Sinnoh…, réfléchit-elle, le menton coincé entre son pouce et son index.

- Hm, non, je crois que c'était à Kalos.

- Mais oui !, se souvenu-t-elle. C'était lors de l'épreuve des Pofiteroles ! Et dire que je rentre dans le pantalon d'une gamine, j'ai vraiment la taille d'une Apireine !

- Ton histoire de Pofiteroles me donne faim, j'espère qu'il y aura un buffet…

Après s'être habillés, les deux amis filèrent en direction de l'ascenseur, puis jusque dans la salle de réunion. Spacieuse, elle était remplie de rangées de chaises. Face à elles, une estrade avec un rideau, comme au théâtre. Contrairement à l'ambiance lugubre de l'ancien QG de Mme Boss, toutes les salles ici étaient peintes en blanc, avec du carrelage blanc, lui aussi. C'était très lumineux, mais afin que les convoqués puissent voir les diapos apparaître sur le grand rideau blême, les persiennes avaient été fermées.

Dans la pénombre, Jessie scrutait toutes les personnes assises, cherchant Jolene afin de se mettre le plus loin d'elle possible. Rien qu'à penser à cette sale petite peste, la jolie rousse s'agrippa plus fort à son ami, comme pour signifier à sa rivale que c'était SON équipier. SON meilleur ami, SON imbécile, SON James. Car malgré les brimades qu'elle et Miaouss lui envoyaient au visage quotidiennement, Jessie n'avait pas l'intention de laisser son équipier – qu'elle avait d'ailleurs eu tant à mal à dégoter – lui filer entre les doigts. Il était plus qu'un seul équipier et ami, d'ailleurs.

Soudain, alors qu'elle tenait toujours fermement le bras du jeune sbire pour qu'il reste avec elle, il se retourna et s'approcha d'elle, lui glissant au creux de l'oreille « Eh regarde, Cassandra et Biff sont revenus de leur petite escapade… ». Jessie les fusilla alors du regard : Cassidy avait l'air très heureuse. Elle était toute bronzée et arborait fièrement une grosse bague brillante. À ses côtés, Butch pianotait sur son téléphone, et lorsqu'il montra quelque chose à sa coéquipière, cette dernière se mit aussitôt à rire, avant de lui donner un petit coup de coude. Lorsqu'elle aperçut Jessie, elle perdit immédiatement son air amusé.

- Jessie… j'ai bien failli ne pas te reconnaître ! Tu as changé de coiffeur, tu ne vas plus te faire peigner dans le nid d'un Roucarnage ?

À l'entente de cette pique, James ne put s'empêcher d'étouffer un rire.

- Moi au moins je n'ai pas cramé au soleil au point d'être confondue avec un Colhomard !

- Je vois que tu es toujours aussi drôle… Tu as dû te perdre, les agents d'entretiens n'assistent pas aux réunions !

- Je te signale qu'on a été promus, nous aussi on est en B+ maintenant !, dit fièrement Jessie tout en ramenant ses longs cheveux tressés sur sa poitrine.

- Tout à fait ! On est même sur une mission top secrète ! Dont, bien évidemment, je ne peux pas vous en parler… puisqu'elle est classée « secret défense » !, intervint alors James pour prêter main forte à son équipière.

- Tout à fait, alors ça t'en bouche un coin ma vieille ?, termina Jessie, avant d'échanger un high five avec James, fiers d'eux.

Cassidy leva un sourcil moqueur. Elle détailla le jeune sbire de haut en bas, puis sa rivale.

- Sûrement votre dernière chance de prouver que vous valez quelque chose… Les rumeurs disent que le Boss ne veut plus de vous sur le terrain, lança-t-elle, un sourire suffisant aux lèvres.

- C'est toi qui les lances ces rumeurs, espèce d'affreuse morue !

- Laisse tomber Jessie, allons-nous asseoir…

- Oui, écoute ton équipier, Jessie ! Va au fond de la salle avec les autres loosers et laisse les professionnels écouter le briefing !

Jessie serrait les dents, tandis que son nez était retroussé, comme un Malosse prêt à mordre. Cassidy réussissait toujours à avoir le dernier mot, c’en était vraiment insupportable. Afin de clôturer cet échange, James s'empressa de tirer Jessie vers lui, et d'aller prendre un siège. Suite à la pique de Cassidy, la jeune sbire entraîna alors le jeune homme au premier rang. Ils s'installèrent près d'Attila et Hun, laissant tout de même un siège d'écart entre eux.

- Jolene n'est pas là ?, demanda Jessie en s'asseyant délicatement, explorant minutieusement toute la salle de son regard azur perçant. Elle ne lâchait toujours pas le bras de son équipier, comme s'il pouvait disparaître d'un instant à l'autre.

- Si, mais elle est intervenante. Elle va parler au micro.

La plantureuse rouquine se retourna alors furtivement, juste le temps de lancer un regard assassin à son ennemie jurée, qui lui répondit d'un sourire terriblement provocateur.

- Où est Miaouss encore ? Que fabrique cet imbécile, ça va commencer !

- Il n'a pas beaucoup dormi, on le réveillera avec des douceurs et un compte rendu !

Sur ces bonnes paroles, James sorti un calepin et un stylo, tout ouïe, tandis que Jessie s'affala au plus profond de la chaise dure et inconfortable, laissant sa tête choir sur l'épaule de son équipier. Elle releva son visage vers lui.

- Tu crois que c'est Cassidy qui a été affectée à notre place ?

- Peut-être, mais peu importe ! S'ils tombent sur les morveux, ils feront chou blanc au moins autant qu'nous !

- Et s'ils revenaient avec Pikachu ?, demanda Jessie tandis que James tournait la tête vers elle et la regarda avec tout le sérieux du monde.

- Impossible.

 

Céladopole, Kanto. 1975

 

C'était une nuit d'été, chaude et moite. Dans les rues de la ville, il n'y avait personne d'autre que quelques Pokémon errants, fouillant dans les poubelles. Au bout de la ruelle menant au Casino, une adolescente fendit l'air opaque, ses épais cheveux rouges ondulés tirés en queue de Galopa virevoltant derrière elle. Son long manteau noir sur les épaules, elle marchait d'un pas rapide et décidé. Une fois arrivée devant le temple du jeu et de la débauche, elle se faufila à travers les parieurs saouls qui fumaient à la porte, puis entra sans s'arrêter. D'une voix grave, le videur vêtu d'un uniforme noir avec un R rouge brodé l'interpella.

- T'as encore oublié un truc, miss tête-en-l'air ? J'espère que c'est pas ta carte d'accès, y a plus personne ici.

- Juste des dossiers à finir, répondit-elle.

- Eh bien… courage alors !

La jeune femme lui accorda un sourire rapide avant de parcourir le lieu à grandes enjambées. Enfin, elle arriva au fond du Casino puis fit pivoter la porte dérobée, après avoir déposé sa carte sur le lecteur. Cette action provoquait toujours un énorme grincement mais il passa inaperçu, couvert par le « Ka-ching » des machines à sous. Un homme venait de remporter le jackpot, et aussitôt, il hurla :

- Eh les gars, ça y est, j'suis riche ! Tournée générale, prenez c'que vous voulez j'invite tout l'monde !

Sans perdre une minute, une foule s'affola en se ruant vers le bar. Ariane souffla en levant les yeux au ciel ; décidément, les gens ici n'avaient aucune jugeote. Cela dit, ça allait enrichir la Team Rocket puisqu'avec ses gains, il allait remplir la caisse de la buvette. Elle emprunta alors l'ascenseur jusqu'au –2, puis prit la direction d'une grande porte blindée, au bout du couloir. À côté, une inscription « Salle de briefing n° 3 ». Elle toqua de quelques coups secs, avant qu'un jeune homme ne lui ouvre, la dévisageant dans l'encolure. Il était très jeune, 21 ans à peine, bruns, les cheveux peignés en arrière.

- T'es en r'tard, dit-il d'une voix solennelle.

Elle esquissa un « tss », avant d'entrer, le faisant reculer d'un pas, tandis qu'elle retirait son trench. Face à elle se trouvait ses trois camarades : Amos, Lambda et Lance. Ils avaient tous à peu près le même âge, entre 18 et 20 ans. Si le plus âgé aux cheveux bleus avait un air sévère, les deux autres partageaient la même attitude amusée. Giovanni, vêtu d'un costume bien trop sérieux pour son âge, prit alors la parole, tandis qu'Ariane contournait la grande table. La salle n'était pas très grande. Comme partout dans le QG, les murs étaient sombres, et la moquette rouge. Au plafond, un luminaire glauque à l'effigie d'un Lugulabre pendait.

- J'te parle ! J'espère que tu as une bonne excuse !, grogna-t-il.

- T'es au courant que c'n'est en rien une réunion officielle, n'est-ce pas ? T'es pas mon Boss !, répondit Ariane.

- Pas encore !, corrigea Giovanni.

La jeune femme l'ignora et porta son attention sur les autres garçons.

- C'est vous qui êtes en avance !

- Eh, ça fait une heure qu'on poireaute, Lance a eu le temps de finir tout son sudoku, dit Lambda.

- Ouaip' ! Et j'ai même eu l'temps d'm'entraîner à ça !, répondit l'autre fièrement, en lançant une bouteille de soda vide dans la poubelle, la loupant de peu.

- Waw… impressionnant, je vois que ça a porté ses fruits !, souffla Ariane, sarcastique, tandis que Giovanni reprit son sermon.

- Si t'es là, c'est pas pour rien ! Quand je serai Boss, vous aurez des fonctions importantes, comme le veut notre arrangement, et le retard ne sera pas toléré !

« Cause toujours », pensa la jeune femme, le regardant d'un air nonchalant.

- Ça ira pour cette fois, dit-il après avoir soupirer. Allez, on commence.

- Il lui laisse tout passer parce que c'est son équipière…, chuchota Lambda à Lance.

- Son équipière ou sa gonzesse ?

Les deux amis ricanèrent bruyamment, tandis que le chef de groupe commença :

- Notre opération d'aujourd'hui qui consistait à kidnapper la fille du Boss de la Team Flop a échoué.

- C'est nous qu'avons fait un flop sur c'coup-là, ricana Lambda tandis que son acolyte lui donna un coup de coude dans un rire guttural.

- Vous vous en doutez, comme d'habitude, c'est à cause de ce flic, Cunam. Il est déjà sous écoute, Jane a placé des micros dans la chambre qu'il loue dans une auberge. C'est extrêmement utile, cependant ça n'est pas suffisant. J'ai donc fait mes petites recherches…. et il s'avère qu'elles ont été fructueuses, comme tout ce que j'entreprends. Ce type a un appartement en banlieue, et c'est là qu'est stocké le travail qu'il ramène à la maison. J'ai pu voir un immense tableau avec des fils reliant des photos : il sait beaucoup de choses apparemment… mais heureusement pour nous, il est le seul à les connaître. Grâce à mes indic’ j'ai pu avoir confirmation qu'il n'avait parlé de ses recherches à personne, il soupçonne qu'il y ait un Taupiqueur dans sa brigade. Lambda, si je te dérange, fais-le-moi savoir !

- Euh…

L'idiot avait encore frappé. Tandis que Giovanni parlait, il s'amusait à fabriquer une sarbacane avec du papier, dans le but de lancer des boulettes sur les autres. Il posa immédiatement son attirail sur la table et se tut, un peu effrayé. Son supérieur continua donc :

- Bien. Je disais qu'il savait trop de choses, qu'il n'a communiqué à personne, et dans ce cas-là, que fait-on ?

- Je vais m'en charger Gio, tu peux compter sur moi, dit calmement Amos, qui était son bras droit.

- Et pourquoi pas moi ? C'est toujours Amos ! J'tue jamais personne moi, à chaque fois je me tape le sale boulot, comme faire le guet !, se plaignit aussitôt Lambda.

- Et moi alors ? La dernière personne que j'ai tuée c'était un Rattata ! Et encore j'ai même pas fait exprès, je l'ai écrasé avec ma voiture… j'étais bourré, enchérit Lance.

- C'est bon, j'vais l'faire, dit la jeune femme aux cheveux rouges.

- Ah non Ariane, t'as déjà tué un flic y a peu de temps, laisse un peu la place aux autres !

- LA FERME !

Giovanni avait grogné, et aussitôt plus personne n'osa parler. Il reprit :

- Amos, tu es le plus qualifié pour ça, on le sait tout. Mais je préfère laisser Ariane gérer ça, vous allez tous les trois vous occuper de kidnapper la gamine et de gérer la demande de rançon. Vous aurez votre heure de gloire, les gars, on a toute une vie de méfait devant nous…

- Et puis des Galifeu à buter ça court les rues !, relança Lambda.

- C'est toujours mieux de les soudoyer quand on le peut, dit Amos tandis que Giovanni acquiesçait d'un hochement de tête.

- Andiamo (On y va), au travail !

Et sur ces bonnes paroles, la petite équipe obéit à leur futur patron. Tous étaient entièrement dévoués à Giovanni pour la simple et bonne raison qu'il allait succéder à sa mère, et qu'en agissant en sous-marin avec et pour lui en amont, ils s'assuraient une bonne place dans la future nouvelle Team Rocket.

 

QG de la Team Rocket, Jadielle. 2008

 

Jessie s'était complètement endormie pendant la réunion, affalée sur son équipier, un filet de bave au coin des lèvres. Il fallait dire que la fusion de la Sylphe avec la Team Rocket – qui se faisait soudainement passer pour une organisation de mécènes – ne l'intéressait absolument pas. Ses rêves l'emballaient bien plus : une immense piscine, d'épaisses lunettes de soleil de star, dans une bouée en forme de Galopa multicolore et un cocktail fruité dans la main… Elle aurait presque voulu rester là pour toujours, lorsque James bougea un petit peu.

La conférence venait à peine de se terminer. À la fin du discours de Giovanni, clôturé par un grandiloquent « La Team Rocket dominera un nouveau monde : le nôtre ! », tout le monde se mit à applaudir. Par respect pour son équipière qui dormait à poings fermés (et un petit peu par peur qu'elle ne pique une crise), James se contenta de tapoter ses deux paumes l'une contre l'autre doucement, sans trop bouger son épaule ni son bras. Une fois le Boss disparu de l'estrade, Jolene passa sa tête de derrière le rideau. Elle avait déjà repéré son ami lors de son intervention, au premier rang, avec son insupportable équipière accrochée à lui comme un Dodoala à son tronc. Elle tenta alors de contrôler sa haine incommensurable à la vue de Jessie, et interpella son crush en esquissant un petit « coucou » de ses fins doigts French-manucurés. James répondit alors d'un geste identique, remuant donc un peu. Ça ne réveilla pas tout de suite Jessie, bien qu'elle ronchonnât dans son sommeil, se blottissant confortablement à nouveau contre lui.

Sans attendre, Jolene prit son téléphone, jalouse, et écrivit en vitesse un message, avant de lancer un clin d'œil au jeune sbire aux cheveux lavande. Un ti-ting retenti aussitôt, extirpant soudainement Jessie des pattes de Munna dans un sursaut. Complètement dans le brouillard, elle releva son minois vers James, puis dévisagea immédiatement Jolene avant de sentir la colère l'envahir, encore. Elle reprit doucement ses esprits : la conférence était finie, et la concurrence était là, de nouveau. Pas de répit ! Ayant desserré son étreinte pendant son somme, elle agrippa de nouveau le bras de son meilleur ami, et loucha sur l'écran pour voir ce que cette sale peste disait.

« Rejoins-moi dans mon dortoir, j'ai un petit cadeau ! »

Le sang de Jessie ne fit qu'un tour, tandis que James ne répondit pas tout de suite. Ses joues chauffaient : elle passait du rêve au cauchemar.

- Tu ne vas pas y aller, si ?

- Ah bon, pourquoi je n’irais pas ?

- Elle veut que je me retrouve toute seule, encore une fois ! C'est calculé, elle le fait exprès !

- Tu n'es pas toute seule, Miaouss est dans la chambre…, dit-il tout en écrivant un « Je ne peux pas attendre, j'adore les cadeaux ! »

Jessie serra les dents aussi fort que possible, tandis qu'elle pressait le bras de James avec la même intensité.

- Je croyais qu'on irait déjeuner tous les trois !

- J'en ai pas pour longtemps, on vous rejoint juste après.

- On ? C'est ton équipière maintenant ? On n'peut plus te voir sans que cette sangsue ne soit collée à tes basques comme un Kokiyas à son Ramoloss ?!

- Pardon ?, demanda James en clignant des yeux, surpris.

- Ça m'agace, c'est tout ! Tu vois bien qu'elle ne peut pas me voir en peinture, et qu'elle fait tout pour me mettre à l'écart !

- N'importe quoi ! Nous avons juste pas mal d'atomes crochus elle et moi, et toi eh bien… tu n'apprécies pas grand monde non plus…, avoua-t-il en prenant des pincettes.

- C'est ELLE qui ne m'apprécie pas et qui veut t'accaparer ! Tu n'vois pas qu'elle a le béguin pour toi ? T'as pas intérêt à te laisser manipuler !

- Je rêve ou t'es jalouse ?

- Moi ? Jalouse d'une greluche mal fagotée ? Tu délires mon pauvre James ! Je suis juste déçue de te voir ramper derrière elle comme un Insolourdo ! Les hommes vous êtes décidément tous complètement idiots…

Après sa tirade, Jessie se leva, les nerfs en pelote, et prit la direction de la sortie. Elle se sentait tellement mal, tellement… incomprise. James suivit, penaud. Il avait de terribles Fermite dans le bras, à force qu'il ne soit compressé comme une balle anti-stress par la poigne de la jeune femme. Il courut presque pour la rattraper, tandis qu'elle avait disparu dans le couloir.

- Tu t'en vas ?

- Oui, je vais rejoindre Miaouss !, cria-t-elle en tapotant nerveusement le bouton appel de l'ascenseur.

- Bon, d'accord mais… on se rejoint toujours après, hein ?

- Pas si elle est là !, grogna-t-elle en se retournant vers lui, sa longue tresse lui fichant presque une baffe.

- Roh, Jessie, tu fais l'enfant !

Jessie s'engouffra aussitôt dans l'ascenseur dès lors que les portes s'ouvrirent, et appuya plusieurs fois sur le numéro de son étage, espérant secrètement que les portes se claquent au plus vite afin de couper cette conversation.

- Pas du tout ! C'est toi qui fais l'enfant à vouloir jouer avec la plus gradée de la classe !

- N'importe quoi, siffla James.

Jessie eut à peine le temps de l'entendre marmonner que le géant de fer se referma et qu'elle montait à l'étage. Une fois arrivée, elle traversa le couloir en claquant des pieds, puis ouvrit le dortoir dans un fracas terrible, faisant tomber le bonnet de nuit de Qulbutoké, qui dormait à côté de Miaouss.

- Quelle BARBE ! Je vais lui en donner, moi, des cadeaux ! Une jolie bombe dans un paquet qui lui EXPLOSERA à la figure espèce de sale garce !!! RaaaAAAaaahhhh !!! AAHH !!! JE LA DÉTESTEEEE !!!

- Cassidy est rôntrée d'ses vacônces ?, demanda aussitôt Miaouss en s'étirant, frottant ses yeux tout collants avec ses pattes.

- Oui, mais c'n'est pas l'sujet ! Cela dit, elle aussi je la HAIS du plus profond de mon âme ! Avec sa bague en diamants… sûrement du toc ! Qu'elles pourrissent en enfer ! TOUTES LES DEUX !

Dans la chambre, la jeune sbire faisait les cents pas, s'agitant dans tous les sens, donnant le tournis à son acolyte qui émergeait difficilement.

- En enfer tu les rôtrouveras forcément, t'ô ton carré VIP réservé lô bas Jessie !

- Qulbuuutoké !, acquiesça le bulbe bleu.

- Mais ô fait, de qui on parle ô juste ?, voulu-t-il savoir en se grattant l’arrière de la tête.

- De Jolene, Miaouss ! De cette sale petite garce infâme de Jolene, qui passe son temps à s'accaparer James qui est trop STUPIDE pour voir qu'elle le mène en bateau ! Je le savais naïf, crétin et complètement à côté d'la plaque mais là, nous avons affaire à une situation bien plus grave…

- Ah bon, lôquelle ?

- Elle veut m'évincer… Elle manigance quelque chose avec Matori, et peut-être même avec Cassidy qui sait ? Elle lance probablement des rumeurs pour leur compte…

- J'cro qu'elle a perdu le dernier neurone qu'il lui restait, mon vieux, murmura Miaouss à Qulbutoké en haussant les épaules, tandis que Jessie n'arrêtait pas de parler.

- Qulbutoké…

- … et cet après-midi je vais encore être toute seule à mon poste ! Toute seule avec ce fichu scanner qui ne marche pas et qui bipe parce que les feuilles sont soi-disant à l'envers !, chouina Jessie en s'asseyant enfin sur le lit, avant de tomber avachie sur le dos.

- Quel calvaire…

- Tu l'as dit, Miaouss ! Et plus je m'énerve, plus mon visage se crispe et plus je vais prendre des rides. En plus je meurs de faim, je vendrais ma palette de fard à paupières contre un muffin bien moelleux fourré à la mûre…

- On a qu'ô rejoindre James et ton ennemie jurée pour petit déjôner à l'étage des privilégiés ! Lô bas ils ont d'la brioche, du beurre et de la confiture, ils ont même des pancakes !

- L'étage des privilégiés ?, demanda Jessie en pivotant vers Miaouss, soutenant sa tête dans sa paume. Tu veux dire au 4ème ?

- Bien sûr, Jolene a une carte d'accès, elle nous a fait rentrer deux jeudis d'suite !

- Deux jeudis, tu dis ?

- Bien sûr que j'ai dit dô jeudi, pardi !

- Vous êtes allé… manger des pancakes sans moi ? Avec JOLENE ?

- Oh oh… J'crois qu'on vô avoir des problèmes, siffla le chat parlant au Pokémon bleu qui tremblait de tous ses membres, indiquant à Jessie qu'il ne savait pas de quoi il pouvait s'agir.

- J'peux savoir pourquoi j'n'ai pas été conviée ?, exigea Jessie en plissant les yeux.

- Tu cômmences plus tard que nous ce jour lô, on voulait juste po t'réveiller…

- Ah oui ? Et qui a fait mon planning à ton avis, hein ?

- Jolene ? Matori… ?

- Et après on m'dit que je délire, j'hallucine… Ça ne va pas se passer comme ça !

 

Céladopole, Kanto. 1975

 

En route vers la banlieue de la ville, Ariane constata que le temps changeait. Le ciel clair parsemé de rares nuages laissait progressivement place à un bleu plus profond, presque menaçant. Lorsqu'elle aperçut Électhor, elle s'enveloppa dans sa veste, juste avant que la pluie ne l'atteigne. Quelque chose ne tournait pas rond, mais peu importait : la mission devait se dérouler comme prévu. Elle se hâta puis, arrivée à destination sur le côté d’un immeuble, elle constata avec satisfaction que les rues étaient vides. Merci à ce temps sordide, finalement. Elle prit alors un petit accessoire à sa ceinture pleine de gadgets, et en un instant, dès lors qu'elle eut cliqué dessus, un grappin jaillit du cube noir et s'accrocha au bord de la fenêtre de chez Phil. L'oreillette d'Ariane grésilla et elle porta instinctivement une main à son oreille.

- C'est bon, Giovanni, je suis en position, l’informa-t-elle.

- Très bien, ne me déçoit pas.

- Est-ce que je t'ai déjà déçu ?, lança-t-elle en arquant un sourcil même s’il ne pouvait pas le voir.

- Pas encore, non.

- Alors apprend à faire confiance à quelqu'un d'autre que toi-même !

Ariane savait que le propriétaire des lieux n'était pas là, grâce aux infos de l'indic’ de son futur Boss, mais elle n'avait pas de Mentali ni aucun autre moyen pour lui indiquer la présence d'un tiers, malheureusement. Elle ne pouvait pas se douter que dans l'appartement se trouvait déjà quelqu'un, cependant le hasard faisait parfois bien les choses : une fois arrivée sur le rebord de la fenêtre en étant tracté par son grappin, elle ne vit personne. À son insu, Jane venait de partir.

Ariane glissa alors un autre de ses gadgets entre les deux vitres, et elles s'ouvrirent, lui donnant accès au logement. Avant de poser le pied à terre, elle enfila des sur-chaussures en plastique, puis la jeune rousse se faufila comme un Persian jusqu'au milieu du salon. Elle regarda tout autour d'elle. Phase deux : destruction des preuves les incriminant. Malgré son jeune âge et le peu de temps qu'elle avait passé dans l'organisation jusqu'à maintenant (moins d'un an), Ariane avait un don inné pour la manigance et les mauvais tours. Elle regarda brièvement les documents de police sur la table. Constatant qu'il y avait tout un dossier sur Jane, elle serra les dents : cet enfoiré essayait de serrer sa commandante, quel affront… Heureusement qu'elle était sur place pour faire le ménage ! Satisfaite de voir qu'elle allait agir pour le mieux, elle engouffra tout ça dans un sac poubelle, trouvé dans la cuisine de Phil, après avoir évidemment enfilé des gants. Sans qu'elle ne prenne le temps de le voir, le petit mot de Jane ainsi que le test de grossesse se retrouvèrent noyés dans le flot de papier. Le sac fut rapidement plein quand furent ajoutés les documents épinglés au mur qui se trouvait dans la chambre du jeune policier.

Aussitôt, Ariane ouvrit son sac à dos et remplaça tout ce qui incriminait l'organisation par d'autres créés de toute pièce, désignant clairement la Team Flop, qu'ils cherchaient à réduire à néant. La jeune sbire était très méticuleuse, froide. Elle n'avait pas de scrupules à agir de la sorte, tant que ses intérêts étaient protégés. Elle qui avait grandi dans une famille aisée, à l'abri du besoin et des dangers du monde extérieur, voilà qu'elle vivait enfin la vie dont elle avait toujours rêvé. Le frisson, le sentiment de liberté : c'est ce qui avait toujours manqué à sa vie monotone et ennuyeuse. Contrairement à beaucoup de membres de la Team Rocket qui s'étaient retrouvés là par dépit, Ariane, elle, avait choisi délibérément d'être une criminelle.

Une fois la mise en scène élaborée, la jeune femme laissa la poubelle dans un coin de la pièce : l'équipe de nettoyage la ferait disparaître, en même temps que le corps de Philip. Elle prit place dans le grand fauteuil gris, et croisa ses jambes, lasse. C'était trop facile. Elle porta sa main à l'oreillette.

- Tout est prêt, Gio. Que fait le Galifeu ?

- Il quittera le commissariat d'ici 30 minutes, je pense. Mon indic’ dit qu'il doit repasser chez lui pour finaliser son déménagement.

- J'espère pour lui qu'il n'a pas encore versé les arrhes…, dit Ariane dans un sourire diabolique. D'après ses post-it, il part vivre à Unys.

- Il ne verra jamais l'aéroport de Parsemille. Tiens-toi prête.

La jeune femme resta alors placide, tandis que le calme se rétablit dans la pièce. Elle patienta de longues minutes, sans bouger de son siège, son regard se perdant dans le vide. L'appartement était plutôt grand, du moins, c'était l'impression qu'elle avait, étant donné que beaucoup de meubles étaient déjà partis pour Volucité. Elle commençait à piquer un peu du nez lorsqu'elle entendit la voix de Phil dans le couloir.

- Oui. Oui, je vais venir à ta fête. Je ne resterai certainement pas jusqu'à la fin mais si je peux au moins lui parler… Elle sera là, n'est-ce pas ? (…) Non, je ne l'ai pas revu depuis notre dispute, mais je suis sûr que je peux apaiser nos tensions. Oui ? Oui, tu sais, je la connais… Et j'ai réussi à la comprendre. Je sais qu'elle est réticente mais je peux accepter une relation à distance, je n'ai pas envie de la perdre, tu comprends ? Bon… J'arrive chez moi, je viendrai, à tout à l'heure Gloria.

La clef dans la serrure provoqua chez Ariane une énorme dose d'adrénaline. Sans un bruit, elle glissa son arme hors de son support attaché à sa ceinture. Quelques pas résonnèrent dans la pièce tandis que les éclairs à l'extérieur retentissaient toujours. Le policier posa ses clefs dans un petit vide-poche à l'entrée, puis à côté, sur le buffet, son pistolet et sa mallette. Il posa ensuite son énorme téléphone portatif. Le jeune homme s'étira un peu, las, puis il alluma la lumière, qui se coupa tout de suite après. Les plombs avaient sauté à cause de l'orage. Il souffla en levant en vain l'interrupteur, avant de traverser le salon vers le tableau électrique, à tâtons dans la pénombre. Soudain, une voix le fit tressaillir.

- Longue journée, inspecteur ?

Phil porta immédiatement sa main à sa ceinture, avant de réaliser que son arme était à l'entrée. Son cœur battait la chamade, mais comme il était habitué aux situations de stress de par son métier, il resta calme.

- Qui est là ?, exigea-t-il en fronçant les sourcils, prudent.

- La grande faucheuse.

- Vous êtes qui bordel ? Montrez-vous !

- C'est moi qui rends l'avenir diabolique et le présent infernal !

Machinalement, Ariane entendit dans sa tête Giovanni enchaîner avec sa réplique : « C'est nous aussi qui recouvrons l'univers du manteau noir de la terreur et du mal ! »

- La Team Rocket…, comprit Phil.

- Tout juste. Tu ne croyais tout de même pas que tu allais nous avoir comme ça, si ?, dit Ariane d'un ton provocateur tandis que Phil avançait à reculons, direction le buffet pour récupérer son flingue.

- Vous ne vous en tirerez pas comme ça…

- Qu'il est mignon ! C'est tellement dommage que de ton cercueil tu ne puisses pas voir tes collègues embarquer la Team Flop pour le meurtre d'un lieutenant…

- Restez où vous êtes !, s'agaça Phil en levant la main comme un bouclier, voyant Ariane se lever du fauteuil.

- Philip, voyons… C'est toi qui vas rester où tu es. Je ne voudrais pas mettre du sang ailleurs que sur le tapis, répondit-elle sur un ton léger, presque amusé.

Sur ces quelques mots, Ariane avançait dangereusement vers le jeune homme. Il n'avait aucun moyen de s'en sortir, rien. Ses Pokéball étaient dans sa mallette, son arme trop loin. Face à la silhouette de son bourreau, il savait qu'il était foutu si elle mettait vraiment ses menaces à exécution.

- Écoutez, ce n'est plus mon affaire, d'accord ? Je déménage pour Unys, vous n'aurez plus de problème avec moi…, tenta-t-il de négocier, les mains levées face à Ariane.

- Je ne marchande pas, j'ai des ordres.

- Moi aussi. Je n'ai rien de personnel contre votre organisation.

Ariane eut un bref moment d'hésitation, puis elle repensa au fait qu'il agissait en solo. Au mur couvert de preuves, aux documents sur Jane. S'il n'avait plus rien de matériel pour étayer ses théories auprès de ses collègues, il avait probablement tout dans sa tête, d'autant plus qu'il côtoyait Jane à l'auberge. Elle ne permettrait pas que sa commandante, qu'elle considérait comme un modèle, puisse être mise à mal. Elle avait promis à Giovanni de ne pas le décevoir, le risque était trop grand. Ariane serra les dents : c'était comme ça, un sale boulot, parfois.

- N'y vois rien de personnel non plus. C'est le triste jeu du gendarme et des voleurs…

- Non, s'il vous pl–

Le silencieux sur l'arme de la jeune agent fut véritablement efficace : seule une faible détonation retentit, tandis que la balle atteignit en un instant la tête de Phil. Il n'eut pas le temps de voir sa vie défiler, d'avoir un dernier songe ni même de ressentir une quelconque douleur. Aussitôt, il tomba au sol, inanimé, tandis qu'au bar de Gloria, Jane l'attendait.

- Et les voleurs gagnent toujours, ajouta Ariane, alors que l'équipe de nettoyage arrivait avec un tapis neuf.

 

Chambre du TRio, Jadielle, Kanto. 2008

 

Dès la première sonnerie du réveil, Jessie ouvrit un œil : on était jeudi. Elle se releva d'un coup sec, comme un Spoink rebondissant sur sa queue, et se retourna vers son équipier qui dormait toujours. Elle épia ensuite Miaouss, qui ronflait dans l'autre lit avec Qulbutoké et Mime Jr. Il était encore tôt : à en juger par le peu de lumière filtrant au travers des persiennes closes, il devait faire encore sombre à l'extérieur. Parfait, elle était la première debout. Ils n'auraient donc pas le luxe de partir sans elle, cette fois-ci. En baillant, elle repensa à toutes ces fois où elle avait veillé jusqu'à cette heure-ci, dans la même chambre. Elle l'avait elle-même choisi, lorsqu'elle était venue vivre ici pour la première fois, il y avait bien longtemps maintenant.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, c'était début 1991. L'académie était encore en construction, mais comme la famille Boss n'avait ni la place, ni l'envie (surtout) d'accueillir l'adolescente dans leur foyer, elle avait fini ici, à vivre seule dans cet immense complexe entièrement vide. Après avoir échoué à son audition et au concours d'entrée à l'école d'infirmière Pokémon, elle n'avait plus le choix, de toute façon.

Tant de nuits passées ici, à imaginer des fugues pour aller à Hoenn, rejoindre Astin, pour aller au bout du monde, là où personne ne la connaîtrait, là où personne ne la jugerait. Un endroit où elle serait libre d'être qui elle voulait, et non pas un bout de pâte à modeler que l'organisation pourrait façonner afin qu'elle ne devienne comme sa mère. Une agente d'Élite, entièrement dévouée à une famille qui n'avait jamais rien fait pour elle, à part lui dicter sa conduite et la traiter comme un Caninos errant, en lui donnant le strict minimum pour la maintenir sous leur coupe.

Lascive et mélancolique, Jessie s'étira un peu avant de se rallonger près de James. Il était étendu sur le dos, les bras complètement recroquevillés autour de sa tête comme une auréole. Sa mèche lavande retombait sur son nez en trompette, et la couverture recouvrait à peine la moitié de son corps. Elle le contempla quelques secondes, avant de soupirer : si elle devait tout refaire depuis le début, elle ne changerait rien. Parce qu'aujourd'hui, elle avait réussi à trouver sa propre famille auprès de James et Miaouss. Hors de question que ce matin, ils aillent encore déjeuner avec l'autre pimbêche sans elle. Hors de question que cette peste bosse encore à côté de son équipier, en face de Miaouss, à rire avec eux et à compléter leurs phrases comme si elle était leur comparse. C'était insupportable, trop.

Par le passé, Jessie avait connu plusieurs situations similaires : contrairement à qu'elle aimait faire croire, elle n'avait jamais été au centre de l'attention, à briller socialement – comme ce put être le cas pour Cassidy, à l'époque de l'école. Au foyer pour enfants, elle était déjà mise de côté. Dans les familles d'accueil chez qui elle avait séjourné, c'était pareil, elle ne trouvait pas sa place. Au collège, elle passait presque inaperçue, derrière ses copines pistonnées qui avaient soi-disant réussi leur audition grâce à leur talent, alors qu'en réalité, c'était tout simplement grâce aux chèques de papa et maman. À l'école d'infirmière, pareil, elle était la seule humaine parmi les Leveinard… Vint ensuite la Pokémon Tech, où elle n'avait qu'une seule et unique amie, Cassidy, et encore : leur relation devait être cachée. Dans tout ce qu'elle avait entreprit, elle était toujours la dernière roue du carrosse, elle avait pris l'habitude. Au sein même de l'organisation et de la famille Boss, elle avait toujours été considérée comme le Wattouat noir. James et Miaouss, c'était la famille qu'elle avait choisie : 10 ans de voyage, d'amitié, de serrage de coude dans les pires épreuves. 10 ans de rires, de larmes, de soutien. C'était là, sa place, auprès d'eux, avec ses meilleurs amis, ses frères. Jolene ne lui volerait pas ça, elle ne la laisserait pas faire, quitte à se battre.

Voyant James commençant à remuer son nez, gêné par sa mèche rebelle, elle la dégagea du bout de ses doigts. Au creux de son estomac, la jeune sbire sentait un nœud qui se serrait, de plus en plus fort. James, comme son frère ? Mais oui, bien sûr… Un sourire se dessina au coin de ses lèvres, un sourire incontrôlé, et incontrôlable. Le lent soulèvement de la poitrine du jeune homme semblait bercer Jessie, qui à mesure qu’il se rallongeait, lovant sa tête dans le creux de sa main, tandis que l'autre restait contre lui… Son équipier. Il était si proche d'elle, et en même temps si loin. Depuis qu'il avait commencé sa pseudo relation de flirt imbuvable avec Jolene, elle avait la sensation qu'il lui échappait toujours plus. Pourtant, c'est dans son lit qu'il dormait, près d'elle… Elle ne savait pas vraiment ce que cela signifiait, mais quelque chose n'allait pas, quelque chose ne tournait plus rond. Doucement, au rythme de sa respiration saccadée, Jessie s'apaisa, ne détachant pas son regard azur de son doux visage enfantin. La dernière fois qu'elle avait regardé quelqu'un dormir de la sorte, c'était Cassidy.

À la deuxième sonnerie du réveil, James entendit lui aussi la musique stridente, mais il ne réagit pas tout de suite. Ses doigts se mirent d'abord à trembloter sur le drap, et il ouvrit les yeux, tandis que son rêve se dissipait. Sa vision s'accommoda doucement et alors, il entendit plus fort le réveil qui résonnait à l'intérieur de sa tête, plus distinctement cette fois, s'apercevant que ce bruit aiguë et régulier venait bel et bien de l'extérieur. Il fit doucement rouler ses yeux vers Jessie.

- Hm… Il est quelle heure ?

- Tu m'prends pour qui ? L'horloge parlante ?, râla-t-elle, sa mine se renfrognant.

Elle n'avait aucune idée de pourquoi elle lui parlait de la sorte. Un mécanisme de défense ? Il fallait dire que si James était mignon quand il dormait, le son de sa voix lui rappela qu'il avait tout de même en tête d'aller déjeuner avec Jolene derrière son dos. Miaouss enchaîna, lui aussi réveillé par tout ce Ramboum.

- J'dirai plutôt l'horloge abôyante !

- Ou l'horloge muette, parce que j'attends toujours une réponse…

Jessie lança un regard assassin à James, avant de reprendre.

- Il est 7 h et d'mi, alors debout, on a un petit déjeuner à prendre !

- Mais tu n'commences pas plus tard que nous, Jessie ?, demanda timidement James, tandis que les yeux profonds de sa comparse semblaient lui envoyer des éclairs.

- Bien sûr que si ! Mais maintenant que je suis réveillée, tu n'as plus aucune excuse pour me laisser sur la touche !

- Sur la touche ?, répéta-t-il bêtement.

James ne comprenait pas vraiment. À vrai dire, les deux jeudis précédents, il n'avait rien planifié, et surtout rien n'avait été destiné contre son équipière. Arrivés sur place à leur poste, Jolene les avait simplement invités. Jessie n'étant pas là, ils n'avaient pas vraiment pensé à aller la réveiller. La seconde fois, Jolene s'était même montrée bienveillante, en leur demandant de la laisser se reposer et qu'elle viendrait une prochaine fois. Le buffet du 4ème n'allait pas disparaître, et le pass de leur supérieure non plus.

- Oui, sur la touche ! Vous vous goinfrez sans même m'en rapporter un morceau ! Après toutes ces années de famine, j'en attendais un peu plus de vous… Comme quoi on ne connaît jamais assez bien les gens qu'on considère comme ses amis les plus proches… je suis vraiment déçue, et blessée !, dit Jessie dans une plainte théâtrale exagérée.

- Je suis désolé Jessie, honnêtement nous ne pensions pas à mal…

- Parle pour twô ! À chôque bouchée délicieusement savourée, je pensais au fait que tout ce que Jessie ne mangeait pas était une portion de plus pour Miaouss !

La jeune sbire le dévisagea. Quelle enflure !

- Oui eh bien ce matin, c'est à mon tour ! Et j'ai deux petits déjeuner à rattraper, alors je ne vais pas m'gêner pour faire des réserves !

James et le félin parlant échangèrent un regard inquiet : grâce à Jolene, les garçons parvenaient à s'intégrer (bien que ceci fut un grand mot) parmi les classes A, et la possibilité que Jessie fiche tout par terre en remplissant allègrement son sac de nourriture les mis immédiatement mal à l'aise. Et ce n'était pas tout : elle pourrait tout gâcher aussi en se prenant le bec avec Jolene – voire pire, d'autres membres plus haut gradés ! Ces perspectives ne les enchantaient pas. Le jeune sbire aux yeux émeraudes se souvint brièvement d'une fois où son équipière avait toisé la femme du Boss, Ariane, avec une pique sarcastique. Ils l'avaient croisé dans des locaux lors de leur voyage à Johto, et alors qu'elle les avait salués, Jessie l'avait envoyé paître comme une malpropre, sans aucune raison apparente, juste parce qu'elle devait être mal lunée. Là, ils venaient à peine d'être augmentés, il fallait à tout prix qu'elle se tienne bien, histoire qu'ils ne perdent pas le peu d'avantages qu'ils avaient acquis depuis peu…

- Pas d'esclandre, d'accord Jessie ?, dit James en levant les mains comme si cela allait apaiser cette dernière.

- Un esclandre, moi ? Tu insinues que je n'suis pas sortable ?

Devant l'air de folle furieuse qu'elle dégageait, Miaouss haussa les épaules.

- Personnellement je n'sôrtirai pas avec twô en public… sauf peut-être pour de l'ôrgent.

- COMMENT OSES-TU ? C'est moi qui devrais dire ça, avec tes manières de chat d'gouttière miteux !

- Boh hé, j'te permets pô, mégère !, insulta Miaouss sans se démonter.

- Ça suffit, arrêtez un peu de soliloquer ! Nous avons du pain sur la planche !, répliqua alors James, tentant de noyer le Poissirène.

- Et du pain grillé qui nous ôttend en trânches !, renchérit le félin, abandonnant rapidement sa querelle avec son équipière.

- Alors qu'est-ce qu'on attend ?!, s'exclama Jessie, déjà en train de saliver.

Sur ces bonnes paroles, les trois amis se préparèrent plus vite que la lumière, puis ils se hâtèrent vers l'ascenseur. Très fier de connaître la combinaison pour avoir accès à l'étage des classes A, James pianota gaiement sur le clavier, tandis que Jessie se recoiffait devant le miroir. Arrivés au 4ème, les garçons avancèrent vers la salle d'un même pas pressé, plaisantant comme à leur habitude lorsque Jessie, elle, se figea. Au fond du couloir, se tenait le tableau d'honneur.

Il y avait plusieurs grands cadres. Celui de l'employé du mois était rempli par une photo de Domino, de même que celui du plus haut taux de réussite de missions depuis le début de l'année. La jeune fille affichait 89 %. Il y avait aussi « Meilleur taux de méchanceté », « Meilleur cambrioleur » et « Meilleur chiffre d'affaires », pour le membre qui avait rapporté de plus d'argent à l'organisation. D'autres cadres, de toutes tailles, indiquaient d'autres prestiges sur le mois ou l'année en cours. Jolene en faisait partie : elle était « Meilleure espionne ». Surplombant tous ces titres honorifiques, le cadre de « Légende Rocket ». Des résultats toujours invaincus à ce jour, la meilleure recrue de tous les temps : Jane A.

Face au portait de sa mère, Jessie senti son cœur se serrer, tandis qu'elle avançait en trainant des pieds. Elle n'était pas allée à cet étage depuis une éternité – déjà parce qu'elle n'avait rien à y faire, en plus de ne pas avoir le code de l'ascenseur –, mais aussi parce qu’elle avait presque oublié que le visage de Jane était affiché ici, à la vue de tous. Cela faisait si longtemps qu'elle ne l'avait pas vu que son image lui parut étrange, comme si elle ne souvenait plus distinctement de son visage, que son esprit l'avait légèrement modifié dans ses rêves. Elle fut submergée d'une vague d'émotion, tandis que des frissons la parcouraient. Ses cheveux violets, séparés par deux couettes basses, remontant en spirales au-dessus de ses épaules. Cet uniforme noir, ses bras croisés et son sourire. Un sourire faussement méchant, qui se voulait hautain et emplit de défi, mais il n'en était rien : Jessie l'avait connu mieux que personne, et elle savait que ce sourire était tout simplement sincère. Elle aimait son travail, elle croyait sincèrement en sa Familia, et en leurs projets.

Ne détachant pas ses yeux du portrait, la jeune sbire réalisa soudain qu'elle ne se souvenait plus vraiment de la voix de sa mère non plus, ni de son odeur. Voir Jane, là, maintenant, c'était juste irréel. Elle avait complètement enfoui tous ces souvenirs, depuis tant d'années… Elle repensa alors à sa maison à Soleilville, à la petite chambre. Elle allait toujours dormir avec sa mère, lorsqu'il y avait de l'orage. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais Jessie repensa à une scène précise, de Jane la rassurant tandis que le tonnerre grondait. Elle avait demandé à Draco de modifier le temps menaçant, afin que la petite fille puisse dormir. En regardant mieux les affiches qui devenaient plus nettes et précises à mesure qu'elle avançait, elle vit aussi Franck. Il y avait toute l'équipe de Jane, en dessous, mais elle ne le reconnu pas vraiment.

« En mémoire de nos hommes, morts sur le terrain pour notre nouveau monde. »

Le visage de l'homme lui était familier, mais c'était extrêmement flou, lointain. Elle eut une vision abstraite ; de Franck lui montrant sa grosse moto. Sa bécane avait une forme qui ressemblait à un Ramboum, comme si les rétroviseurs étaient les oreilles de l'énorme Pokémon hurlant. L'homme l'avait assise dessus, et le casque sur sa petite tête était immense. C'était à Céladopole, sur un grand parking, près du Casino.

- Qu'est qu'elle fait la moto, ma puce ?, avait demandé Frank dans un sourire.

- Elle fait VROOOUM VRRRROUM ! Maman, regarde ! Je fais de la moto !, s’était-t-elle exclamée alors qu’elle avait vu sa mère arriver près d’eux.

- Fais la descendre de là, Franck !, avait sermonné sa mère. Elle va se faire mal…

- Si on peut plus s'amuser !, avait lancé Frank après avoir levé les yeux au ciel.

Sous l'emprise du choc, elle lâcha le bras de James, le laissant avancer sans elle. Lorsqu'il se retourna vers son équipière, elle était livide.

- Ça va Jessie ? On croirait que tu as vu un fantôme.

- C'est un peu ça, oui…, dit-elle à voix basse, tandis que l'intérêt du jeune homme se porta vers son téléphone qui vibrait.

- Jolene dit qu'elle nous ouvre, on peut y aller ! Tu te souviens du mot d'passe, Miaouss ?

- Un peu mon n'veu !

Ils s'enthousiasmèrent alors, ignorant totalement la détresse de Jessie.

- Et ça représente quoi ce dessin, Jessica ?

Une grande salle, au foyer d'accueil. Des crayons de couleurs, une feuille, et la visite tant attendue d'Ariane.

- C'est maman et Franck avec des habits chauds pour la neige. Tu vois, ça, c'est des bonnets en fourrure de Ménélios !, avait-elle dit en mettant le doigt sur son dessin, la tête relevée et tournée vers la femme du Boss.

- Tu veux dire, de Némélios ?, l’avait-elle corrigée.

- C'est c'que j'ai dit !

Les visions du passé se bousculaient dans l'esprit de la jolie rousse, à mesure qu'elle suivait ses amis jusqu'à la porte. Dès qu’ils arrivèrent, le félin bipède toqua.

- Pédoncule !, dirent en chœur les garçons.

- C'est ouvert !

La voix mielleuse et insupportable de Jolene ramena brusquement Jessie dans la réalité. Elle frotta un peu ses yeux, comme pour passer à autre chose, avant de se frayer une place entre ses équipiers. À peine James eut-il ouvert la porte que sa comparse fut accueillie par un sourire qui retomba immédiatement, lorsque sa supérieure la vit aux côtés de ses amis.

- Oh Jessie ! Tu es là toi aussi…

- J'peux savoir c'que ça veut dire ?, s'énerva immédiatement la rousse. Aussitôt, James tira sur son bras pour l'éloigner, et surtout pour qu'elle ne dise pas un mot de plus, ce qui pourrait compromettre leur ascension sociale.

- Oui, elle était réveillée tôt pour une fois !, enchaîna-t-il en lançant à son équipière un regard accusateur.

- Pour se gôinfrer, elle se lèverait au bô milieu d'lâ nuit !

Entre ses deux nigauds d'acolytes lèches-bottes au possible, Jessie n'avait pas trop le choix. Elle sourit faussement à Jolene.

- Merci de m'accorder le privilège de déjeuner parmi la haute, j'espère que je ne dérange pas !

Le son de la voix de Jessie trahissait sa haine viscérale. Non seulement elle ne la remerciait pas du tout de la tolérer juste parce que les garçons l'avaient ramené (et encore, elle les avait piégés !), mais en plus elle se fichait complètement de déranger ou non ces gens qu'elle considérait comme des crétins finis. Pourtant, Jolene céda. Un trémolo faux-cul dans la voix, elle invita le trio à entrer.

- Bon et bien, allez-y, faites comme chez vous…

- J'vais m'gêner !

Sur ces derniers mots – pas du tout provocateurs  Jessie traversa le petit hall jusqu'à la salle. Le long du mur du fond, un immense buffet était là, remplis de délicieux pancakes, muffins et scones. Il y avait aussi des petits pains grillés, des croissants, des pains au chocolat, des fruits juteux, des œufs, et même des saucisses et des haricots. Il y avait tant de choses qu'elle n'avait même pas pu tout voir. Des étoiles au fond des yeux, elle avança vers l'étal de nourriture, sans même prendre la peine de saluer les membres de l'organisation présents. Au centre de la pièce, ils étaient tous assis autour de petites tables de quatre. Un brouhaha sillonnait l'endroit, tandis qu'ils discutaient tous de choses et d'autres. Sur le mur de droite, il y avait des distributeurs de boissons : café, déca, thé, chocolat chaud, jus de fruits en tout genre. Ici, pas de carte demandée, tout était en libre-service. La jeune femme prit alors un plateau, et commença à le remplir. Alors qu'elle s'apprêtait à se servir une part de tarte, Attila arriva derrière Jessie.

- Tiens tiens, regardez qui vient jouer les piques assiettes…

- J'ai été invitée gros balourd, alors hors de mon ch'min !

- Tu trouveras pas de Pikachu ici ma p'tite ; retourne creuser tes trous à la pioche et laisse les pro prendre des forces pour les vraies missions !

Elle se mit à sourire nerveusement, ne détachant pas son regard du gros scone aux myrtilles fourré à la crème qui lui faisait de l'œil depuis son arrivée. Elle le prit à pleine main, ignorant complètement la pince mise à disposition.

Jessie connaissait un peu l'individu derrière elle : il avait été l'un de ses premiers équipiers, mais comme les autres, il s'était fait la malle assez rapidement devant son impitoyable exigence. Il avait finalement trouvé son binôme et avait gravi les échelons bien plus vite qu'elle. Le baraqué jeta un regard amusé vers James et Miaouss. Il reprit :

- Ton imbécile de partenaire est croc-love de la geek on dirait…

- T'es jaloux, boule de gras ? Tu voulais ajouter une greluche de plus à ton tableau de chasse aux côtés de Cassidy ?

- J'apprécie juste pas beaucoup que des nigauds de bas étage traînent ici tu vois, on dit que les nullos ont des oreilles, alors…

- J'vois que des loosers ici pourtant ! T'as des choses à cacher, gros crétin ?

Devant l'air nonchalant et provocateur de Jessie, l'agent de classe A lui arracha son plateau des mains avant de le claquer sur la table. Il la confronta.

- T'es pas la bienvenue ici. On accepte aucun sbire. À part peut-être Cassidy, justement…, lança-t-il accompagné d'un sourire narquois et ironique qui donna immédiatement envie à Jessie de coller un coup de maillet dans ses dents blanches étincelantes.

Ses dents à elle grincèrent violemment tandis qu'elle le fixait avec un air de psychotique. Elle faisait de son mieux pour ne pas s'énerver : James lui en voudrait, et au vu de son rapprochement avec l'affreuse morue qu'était Jolene, il ne valait mieux pas qu'elle se le mette à dos en ce moment, surtout pas. Elle regarda son équipier du coin de l'œil, tandis qu'il étalait allègrement de la confiture de la marque Sucreine sur du pain brioché. Son attention se reporta ensuite vers Attila.

- Jolene est ta supérieure hiérarchique à toi aussi, triple buse. Alors si elle me dit de faire comme chez moi, je ferais comme chez moi ! C'est pigé, imbécile ?

Sur ces quelques mots, elle reprit son plateau afin de rejoindre ses amis. James et Miaouss, eux, étaient déjà à table. À leur arrivée, ils s'étaient empressés de dire bonjour à tout le monde. Malgré les moqueries habituelles, lorsqu'ils étaient les invités de Jolene, personne n'osait les critiquer en face.

- Je ne savais pas que tu portais des lunettes Jim, dit Jolene à son ami, alors qu'il croquait dans un pancake dégoulinant de sirop d'érable.

- Oh si, je n'ai plus de lentilles de contact, il va falloir que je demande à Jessie.

- À Jessie, pourquoi ?

Jolene touillait nerveusement son café : Jessie, toujours Jessie. À l'entente de son nom, elle retint un soupir.

- Oui, elle m'en garde toujours de côté dans ses affaires mais c'est trop le fouillis la d'dans. Son placard est un capharnaüm sans nom !

- Pourquoi ça ne m'étonne pas ?! grommela la blonde, agacée une fois de plus par sa rivale.

- Un jour j'ai trouvé un bout d'sôndwich au milieu d'ses vêtemônts… et pleins d'pièces dans son sac à chaussettes, répliqua Miaouss tandis qu'il découpait des saucisses à l'aide de ses griffes.

- Tu les lui as volées ?, demanda James en s'empiffrant encore.

- Evidômment, et j'ai tout dépensé à la môchine à pince de la fête foraine pour gôgner une ba-balle !

Coupé par le claquement d'un plateau sur la table, Miaouss se tut tandis que Jessie prit place avec eux. Elle ne dit pas un mot, encore agacée par la précédente altercation avec Attila.

- Tu en as pris assez pour nourrir un régiment, Jessie !, s'amusa son équipier.

- Oui, j'ai une faim de Morpeko… et j'ai besoin de prendre des forces avant d'aller à la salle de sport ! J'reviens.

Aussitôt, la jeune femme se releva pour aller chercher un bon chocolat chaud bien crémeux à la machine. Les garçons n'attendirent pas une seconde pour enchaîner :

- Oh, oh… J’en cônnais une qui va encôre avoir des ennuis…, siffla Miaouss.

- Pourquoi ?, demanda directement Jolene, curieuse.

- Chessie est interdite de challe de chport, répondit James, la bouche pleine.

- Elle a côssé une môchine pour battre le record de Côssidy à la course à pied !

- De Cassidy ?

Jolene réfléchissait brièvement à qui pouvait être cette fille, lorsque Miaouss reprit.

- Oui, sôn ennemi jurée !

- Elles se détestent depuis toujours et sont en compétition sur tout !, expliqua James.

- Ah bon, mais pourquoi ?, voulu-t-elle savoir.

- Persônellement j'ai toujours pônsé à une rivalité amôureuse… je suis sûr qu'elles voulaient l'même garçon !

- Le même garçon ? Mais qui ?, s'interloqua James, les sourcils levés.

- Boh j'ôn sais rien, j'ai l'air d'être Miaouss'Irma ?

- Eh bien moi je pense plutôt qu'elles sont très compétitrices et qu'elles ont toujours voulu surpasser l'autre depuis qu'elles ont été admises en même temps dans l'organisation !, théorisa James.

- Boh non, elles se cônnaissent de l'école !

- De l'école ?

- J'peux savoir de quoi vous parlez ?

Les garçons stoppèrent net la discussion lorsque Jessie fut de retour à table. Nerveusement, dans un sourire niais, James mentit.

- Oh mais de rien de spécial ! La météo, les faits divers…

- Dô lo confiture qu'on préfère…

- Exact, on discute, on déblatère !

- De pourquoi Côssidy est une telle mégère…

James lança un regard assassin à Miaouss, qui se défendit d'un « Boh désolé, c'était pour la rime… ». Jessie croisa les bras.

- Et bien j'vais vous l'dire, moi ! C'est juste qu'elle est née comme ça ! C'est une petite peste jalouse et envieuse, qui a toujours eu besoin d'écraser les autres et d'empiler leurs cadavres pour arriver au sommet !

- Tu parles bien de Cassidy Peverell ?, demanda Jolene, qui venait de se souvenir de qui était la mégère concernée. Jessie eut presque un relent en entendant son nom de famille.

- Tout juste… Pourquoi, tu la connais ? ELLE T'A PARLÉ D'MOI ? EN MAL ?, s’emporta aussitôt la rousse.

- Oh non, du tout. Je vois qui c'est, juste de nom… Mais alors, pourquoi vous vous détestez ?

- Eh bien avant on était amies…, commença Jessie, tel un vieux tourne-disque.

- … mais elle est dôv'nu jalouse…

- … parce que Jessie est « beaucoup plus belle qu'elle », compléta James en mimant des guillemets de façon exagérée.

Jolene les regardait d'un air moqueur, un sourcil levé. Elle croisa les bras à son tour.

- J'y crois pas, y a un truc !

Les garçons savaient bien qu'il ne fallait pas répliquer : Cassidy, c'était un sujet plus que sensible. Jessie leva le menton en direction de son autre rivale.

- Y a pas d'trucs, non. C'est juste une sale garce, un fléau !

- Oui mais, elle t’a bien fait quelque chose. Si vous étiez amies, j'imagine qu'elle t'a sûrement fait un sale coup.

Jessie trouvait déjà Jolene insupportable, mais en plus, voilà qu'elle était fouille-merde. Elle but une grande gorgée de chocolat avant de lui répondre.

- Elle les enchaine, c'est dans sa nature d'être vile et cruelle en plus d'être une mocheté !

- Eh bien… à ma connaissance, les seules personne qu'on déteste autant, c'est nos exs !, dit Jolene sur un ton amusé.

La blonde avait beau penser à sa propre expérience en disant cela pour plaisanter, ça ne fit absolument pas rire Jessie.

- Qui raconte ça ?, demanda-t-elle dans un grognement, de même qu'elle se levait, posant ses mains à plat sur la table, face à Jolene qui ne comprit pas vraiment sa réaction. Les garçons n'osaient plus rien dire, s'empiffrant en silence tout en regardant le spectacle. Jolene avait enfin osé demander tout haut ce qu'ils se demandaient tout bas depuis toujours.

- Comment ça ?, répondit-elle dans un geste de recul.

- Qui fait circuler ce genre de rumeurs, hein ?

- Mais… personne, je plaisantais, c'est tout !

Jolene pouvait dire ce qu'elle voulait pour se défendre ou se justifier, pour Jessie, ce n'était pas un hasard. La coïncidence était trop évidente : elle savait tout. Ne voulant pas faire de vague, et surtout éviter de faire comprendre à tous et toutes que c'était bel et bien le cas, la jeune femme se ressaisit.

- Oui eh bien… Évite de faire ce genre d'insinuation douteuse sur mon compte ! Je n'apprécie pas DU TOUT qu'on m'associe à cette affreuse godiche, et encore moins dans ce genre d'histoire, j'espère que c'est clair ?!

- Limpide…, murmura Jolene, un peu effrayée par Jessie qui avait l'air d'une folle.

En se retournant, la jeune sbire aux cheveux magenta vit alors que tout le monde la regardait. Elle s'en fichait, évidemment, mais lorsqu'elle croisa le regard déçu de son équipier, puis celui de Miaouss, elle eut une brutale prise de conscience.

- Je suis désolée, je n'me sens pas très bien…, dit Jessie avant de prendre son plateau à deux mains, et de le soulever doucement. Elle recula d'un pas.

- Tu t'en vas ?, demanda James, s'apprêtant à se lever lui aussi, soudainement inquiet.

- Oui, je… j'ai la tête qui tourne, je vais manger dans la chambre…

- Tu n'as pas le droit de prendre ce plateau, Jessie ! Pose-le tout de suite !, ordonna Jolene en croisant les bras tandis que la rousse s'éloignait.

- Je te le ramènerai, c'est promis, enchaîna James, avant d'emboîter le bas à son équipière vers la sortie, suivi par Miaouss qui ne se gêna pas pour embarquer son petit déjeuner également.

- Oui on te ramènerô tout ço tout à l'heure ! À plus, Jolene !

- Qu… quoi ? Vous partez vous aussi ? James ?!

Au passage, le chat chipa un croissant dans sa gueule, puis le trio disparu dans le couloir, laissant la blonde totalement abasourdie. Jessie lui avait déclaré la guerre en partant avec James : ça allait saigner.

 

QG de Céladopole, Kanto. 1981

 

Le bureau de Mme Boss était terriblement silencieux ce jour-là. Le tourne-disque ne jouait aucun morceau de jazz, alors que d'habitude, elle aimait avoir un fond musical.

Face au siège vide de la patronne des lieux, Jessie attendait, ses petites jambes se balançant dans le vide. Devant elle, une cigarette mal écrasée fumait encore dans le cendrier de cristal. Elle n'avait aucune réaction, rien. Sa maman était portée disparue depuis quelques semaines déjà, et voilà qu'aujourd'hui, on lui avait demandé de venir pour lui « rendre hommage ». La petite fille ne comprenait pas vraiment ce que cela pouvait signifier, mais elle avait le sentiment que quelque chose de mauvais, de négatif s'était produit. Elle regarda un instant les gros livres rangés par ordre alphabétique dans l'immense mur bibliothèque. « Je suis sûre que ce sont des livres sans images pour les grands », se disait-elle, lorsque la porte s'ouvrit doucement.

Ariane entra alors. Elle était vêtue d'une longue robe noire soyeuse, et ses épaules étaient recouvertes d'un châle, noir lui aussi.

- Jessie… Tu n'as pas mis ta robe, ma puce ?

- Non, Wanda a dit d'attendre là.

La jeune femme expira bruyamment, puis fit quelques pas jusqu'à l'enfant, s'agenouillant face à elle pour être à sa hauteur.

- Allez, on va s'habiller.

- J'aime pas trop le noir… Je préfère ma robe de princesse pour la fête.

- Ce n'est pas une fête, trésor.

- Si c'est pas une fête, Maman ne voudra pas venir…

- Ta maman a disparu, Jessie, tu as compris, n'est-ce pas ?

- Oui, j'ai compris.

Les lèvres de la petite aux cheveux magenta se serrèrent dans un sourire forcé. Elle retenait ses larmes, tandis qu'elle affaissait ses épaules, résignée. On lui avait dit que les équipes avaient perdu la trace de Jane, qu'il y avait eu un accident. Elle avait compris les mots sortant de la bouche de Mme Boss, bien qu'elle ait du mal à les entendre à cause du sifflement sourd dans ses oreilles, provoqué par le choc.

- Mais Mentali va la trouver… pas vrai ?

Cela faisait déjà un mois que l'avalanche avait eu lieu. Après avoir perdu le signal avec Jane, son équipe avait elle aussi sombré dans les ténèbres, leur cabine s'étant détachée pour terminer complètement ensevelie.

Mme Boss avait immédiatement envoyé des hommes pour tenter de retrouver sa protégée, mais en vain. Si quelques sbires – dont Franck – avait bel et bien été découverts sans vie, d'autres – dont Jane – manquaient à l'appel. Après des semaines, elle restait toujours introuvable, mais pour Wanda, tant qu'il n'y avait pas de corps, il restait de l'espoir. Elle n'aurait jamais stoppé les recherches si Giovanni ne lui avait pas remis les idées en place.

- Mamma, écoute-moi : nous avons besoin de nos agents sur le terrain. C'est inutile de monopoliser autant d’hommes, on ne la retrouvera pas, ressaisis-toi. La cabine a été complètement détruite, alors imagine Jane, sans protection autour ! Une telle chute, et avec des températures glaciaires… C'est terminé. On renverra des équipes quand la météo sera plus clémente, afin de ramener son corps, mais tu dois penser à l’organisation en priorité. Sei d'accordo (C’est d’accord) ?

- Si…

Il n'y avait rien à enterrer, mais hors de question pour Wanda de ne rien faire, de ne pas rendre hommage à celle qu'elle considérait comme sa fille ; il fallait qu'elle entame le processus de deuil… tout comme Jessie.

Ariane prit la main de la petite fille entre les siennes.

- Ta maman… elle est partie au ciel, Jessie.

- Non, elle s'est juste perdue !, s'exclama-t-elle, ne voulant pas admettre la vérité.

- Je sais que c'est très dur à accepter, mais elle ne reviendra pas.

Jessie regarda bêtement ses mains encerclées de celles de la jeune agent. Elle avait de belles bagues, se dit-elle. Les larmes lui montaient toujours plus aux yeux.

- Je veux rentrer à la maison…

- On ira ensemble si tu veux, pour chercher tes affaires. Mais avant, on va aller dire un dernier au revoir à ta maman. Allez, tu viens avec moi mettre ta robe ?

- Mais… je vais aller où ?

Ariane soupira encore. Elle avait terriblement de peine pour la petite, elle aussi, elle était au bord des larmes.

- Tu vas rester au foyer d'accueil avec tes amis, puis on te trouvera une famille, avec un papa et maman, qui s'occuperont bien de toi.

- Non, je veux pas… Je veux rester avec toi, Ariane. Si je dois avoir une nouvelle maman, ça pourrait être toi ?

- On t'en trouvera une encore mieux, tu verras.

- La meilleure, c'était maman. J'en veux pas une autre. Je veux qu'elle revienne…

La jeune femme aux cheveux rouges eut un intense pincement au cœur, alors qu'elle prit Jessie dans ses bras. Bien sûr que si elle le pouvait, elle prendrait Jessie avec elle, et elle s'occuperait d'elle comme de sa propre fille… mais c'était impossible, malheureusement. Elle avait tellement à faire avec l'organisation, avec Giovanni, et puis c'était mieux pour Jessie, d'être adoptée par une famille tranquille et aussi ennuyeuse que celle dans laquelle la future commandante avait grandi. Elle la serra fort, laissant la petite fille extérioriser ses angoisses en pleurant contre elle.

- Ça va aller, ma puce, je suis là…

QG de la Team Rocket, Jadielle, Kanto. 2008

Dans la salle de travail, Jolene attendait son équipe. Elle était assise sur son bureau, les jambes croisées, jouant à CandineCrush sur son téléphone, alignant les petits avatars de Croquine, Rondoudou et autre Pokémon pour créer des combinaisons. Alors qu'elle battait un niveau, Jessie entra la première, suivie de Miaouss.

- J'ai comme l'impression que vous êtes en retard !, s'agaça leur supérieure en désignant une montre imaginaire à son poignet.

- Toutes nôs excuses, Modame Jessie se lissait les ch'vô pendant qu'on topait à la porte…, dit le félin bipède en lorgnant de façon accusatrice sur son équipière.

- Oui eh bien ça prend du temps !, dit-elle en croisant les bras. Comme tu peux le constater, Jolene est à l'heure mais elle est coiffée comme l'as de pique ! Il y a des choix à faire dans la vie, mon p'tit Miaouss !

- Tu ô toujours l'air d'une sorcière malgré tous tes effôrts : c'est ton comportement qu'il faut dompter, po ta crinière !

- Ça t'arrive à toi de brosser tes poils drus comme du chiendent pour enlever les puces, imbécile ?, siffla Jessie en se baissant vers son ami pour le confronter, tandis qu'il se mit sur la pointe des pattes pour lui répondre… avant d'être coupé par Jolene.

- Et ça vous arrive de vous taire ? Et où est James ?, reprit la blonde qui s'était levée d'un bond, mains sur les hanches.

- Il est pôrti s'doucher ô la piscine !

- À la piscine ? Quoi, vous avez un problème de salle de bain ?, demanda-t-elle en relâchant un peu ses muscles contractés.

- Po l'moins du monde, mais Jessie prend toujours toute l'eau chaude, alors souvent il s'lave lô-bôs, pour pas être gôlé jusqu'à l'os.

- J'ai de très longs cheveux, et j'ai besoin de toute l'eau nécessaire pour les rincer !, se défendit la jolie rousse en ramenant sa chevelure sur sa poitrine, se la jouant starlette.

- NON MAIS JE RÊVE LÀ !, cria Jolene, faisant sursauter les deux comparses qui ne semblaient nullement choqué par la situation. Donc vous me dites que James doit se laver ailleurs parce que Jessie prend toute l'eau chaude ? ET VOUS TROUVEZ ÇA NORMAL ?, hurla-t-elle, le doigt accusateur pointé vers eux, hors d'elle. Elle se calma un peu devant leur air austère. Et est-ce-que ça arrive souvent ?

- Je ne dirai pas souvent non… mais parfois, oui !, dit Jessie dans le plus grand des calmes.

- Beaucoup de fois quônd même…, enchérit Miaouss. Mais il s'en plaint pô… Il dit qu'c'est bon pour la circulation !

- De toute façon ça n'est pas tes oignons !, conclut la rousse en croisant à nouveau les bras, tandis que Jolene se massait le front, consternée. Elle souffla doucement pour se calmer.

- À partir de maintenant, les douches seront chronométrées, c'est bien compris ? Allez, à vos postes, tout d'suite ! Et Jessie, tu me feras le plaisir d'aller à ta place !

La jeune femme se stoppa net, alors qu'elle s'apprêtait à s'asseoir à côté du siège vide de son équipier. Dans un grognement, elle regagna son fauteuil en trainant des pieds, ses dents grinçant comme des ongles sur un tableau noir. La guerre était déclarée : la rivalité entre les deux jeunes femmes ne s'arrêta pas là, montant crescendo. Il y eut une autre altercation, au sujet de stylos que Jessie avait rongé. Une autre, car Jessie refusait de s'habiller en uniforme pour venir travailler. Puis une autre encore, lorsque Jolene lui demandait de faire le ménage dans la salle, car la jeune femme aux cheveux magenta passait son temps à mettre des miettes partout. Quoi que Jessie fasse, sa supérieure était sur son dos, sans arrêt. En plus de s'accaparer James, au point que parfois, Jessie se demandait s'ils n'avaient pas une liaison cachée. De quoi mettre la rousse en rogne, toujours un peu plus, en somme.

Quelques semaines après cette histoire de douche, alors que Jessie et Miaouss travaillaient à leur poste, la jeune femme ne cessait de loucher sur l'horloge accrochée au mur. James était censé commencer à 11 h, et il était déjà 11 h 30. Depuis 8 h ce matin, elle n'avait pas vu Jolene non plus, alors qu'elle venait habituellement les surveiller et travailler avec eux, bien que ce ne soit pas forcément choquant étant donné qu'elle avait d'autres missions en parallèle sur lesquelles elle devait bosser… Parfois, ils ne la voyaient pas de la journée (pour le plus grand bonheur de Jessie), mais ce jour-là, quelque chose clochait. Sans vraiment savoir pourquoi, la sbire avait un mauvais pressentiment.

Miaouss était concentré sur ses tâches lorsqu'elle claqua le clapet du scanner sur un document, agacée, avant de se lever jusqu'au téléphone accroché au mur.

- T'ôppelles qui ?

- James. Il est en r'tard ! Hors de question qu'on se tape ses corvées…

- Jolene n'est po là non plus…

- J'ai bien r'marqué, je n'suis pas aveugle !

- Et moi po sourd alors ço sert à rien d'crier !, répliqua Miaouss.

- Qulbuu-toké !, acquiesça l'acolyte du chat parlant, tout en saisissant une nouvelle pile de documents à scanner pour aider.

- Rah, ça sonne dans le vide…, râla-t-elle en claquant sa langue au palais.

- Ils sont p't-être en rencard, proposa le félin, qui semblait se ficher totalement de l'absence de ses amis.

À vrai dire, tout ce qui intéressait Miaouss, c'était d'avancer sur le projet, car plus vite ils auraient fini ce travail ingrat, plus vite ils pourraient commencer leur vrai job d'agents de classe A dans un labo flambant neuf, avec des primes selon leurs réussites.

Jessie, elle, sentait ses joues chauffer à mesure que la sonnerie du téléphone se perdait dans le néant. Elle mit fin à cette insoutenable attente en raccrochant précipitamment, avant de composer le numéro du bureau de leur supérieure, cette fois. Nerveuse, la jeune femme entortillait le câble à torsade du téléphone autour de son doigt fébrile, tandis que la sonnerie retentissait, à nouveau, de façon infinie : personne.

Décidément, Jolene se croyait tout permis ! Non seulement elle ne se pointait pas à son poste, mais en plus elle n'allait probablement rien dire à James alors que c'était la première à remettre les pendules de Jessie à l'heure lorsqu'elle arrivait en retard d'une minute ! À moins que quelques choses n'aient été prévues sans qu'elle et Miaouss ne soient pas mis au courant ? Ce ne serait pas la première fois. Elle allait de toute façon bientôt le découvrir… et elle espérait vraiment que c'était tout sauf un rencard. Tout sauf ça. La boule au ventre, Jessie souffla bruyamment en raccrochant le combiné, avant de se traîner jusqu'à la porte, qu'elle ouvrit.

- Tu vo où ? To machine bipe encore !

- Je vais chercher ces deux imbéciles moi-même !

Sans attendre une quelconque réponse de son ami, elle parcouru le couloir. Ses mains étaient terriblement moites et son cœur battait plus vite à mesure qu'elle imaginait son équipier avec cette sale pimbêche, en train de rire, de s'enlacer… ou pire encore. Elle continuait d'avancer au hasard des corridors, perdue dans ses sombres pensées, lorsqu'elle eut tout à coup l'impression d'entendre la voix de James de l'autre côté d'une porte close. Une voix qu'elle ne connaissait que trop bien, amplifiée par le micro de la salle audiovisuelle. Sentant son palpitant battre à toute vitesse, elle avança jusqu'à la porte qu'elle ouvrit d'un coup sec et rapide… tandis que son cœur s'arrêta brusquement une demi-seconde.

- Que… Qu'est-ce que vous faites ?, demanda alors la jeune sbire, tenant fermement l'encadrement de la porte, choquée.

Face à elle, Jolene était assise autour du plateau, casque sur la tête, tandis que James était penché derrière elle, lui montrant apparemment comment fonctionnait la radio. Il s'immobilisa immédiatement, tandis que son cœur avait manqué un battement, à lui aussi.

Au fond de lui, le jeune homme savait qu'il faisait quelque chose de mal : la radio, c'était leur truc, avec Jessie. Son truc à elle en particulier, avant même qu'elle ne le connaisse, d'ailleurs. Leur échange de regards ne dura que quelques secondes à peine, mais il parut durer une éternité. James ouvrit la bouche le premier, tentant de se justifier.

- Euh… Jolene voulait voir les backstages de notre talk-show.

- Oui, je… je me disais que ça pourrait être intéressant de créer une nouvelle euh…, bafouilla la blonde, mal à l'aise.

- Émission !, l'aida alors James.

- Oui, une émission, c'est ça… Pour notre futur labo. On pourrait animer des sujets sur plusieurs thèmes, en interviewant aussi des scientifiques… au sujet des résultats de missions. Seulement les officielles, on s'entend, mais euh…

Face à cette scène de trahison, Jessie pinça ses lèvres carmin, agitant nerveusement sa tête de façon accusatrice en direction de son équipier. Elle était tellement mal qu'elle se tenait fermement à l'encadrement de la porte, comme pour ne pas flancher.

- Et sans moi, évidemment ! Alors que je suis la seule ici à faire ça de façon professionnelle… !, reprocha-t-elle.

- Miaouss et moi sommes tout aussi compétents que toi, Jessie, c'est notre émission à tous les trois !, tenta James pour se défendre.

- C'est MOI qui ai créé le talk-show !

- Mais personne n'a dit le contraire ! Cela dit, la salle audiovisuelle ne t'appartient pas…

Devant le ton insolent de son équipier, Jessie fronça les sourcils de façon encore plus menaçante.

- Je faisais de la radio bien avant vous tous ! J'ai quasiment crée ce concept !

- Quoi, la radio ? Vraiment Jessie, tu as inventé le concept d'envoyer des signaux via des ondes électromagnétiques pour diffuser des messages ?

- Je parlais de l'émission !

Jessie n'avait rien compris, mais elle ne se démonta pas, furieuse. Mais aussitôt qu'elle eut finit sa phrase, Jolene se mit à rire dans sa barbe, se moquant de sa rivale avec James. Il reprit, s'efforçant de rester sérieux.

- Ça va Jessie, c'était juste un test ! On n'entache pas ton temps de parole ni ta réputation, d'accord ? C'était ma matinale sur les Apitrineurs !

- Ah, parce que Jolene s'intéresse aux Apitrini et à l'élaboration de leur miel peut-être ? D'ailleurs qui ça intéresse, hm ?

- Eh bien, moi, ça m'intéresse !, répondit la blonde en se levant, faisant face à sa rivale.

- Ah oui ? Moi je crois plutôt que c'est James qui t'intéresse ! Mais vous savez quoi ? Allez-y, faites votre émission scientifique, racontez aux gens comment décrocher des ruches, j'en ai rien à faire ! Miaouss et moi allons faire mon propre talk-show, puisque vous avez décidé de faire bande à part !

Aussitôt, elle claqua la porte avant qu'ils ne puissent dire un seul mot. Autour d'elle, les murs semblaient vaciller. En proie à des vertiges, elle traversa le couloir presque en courant, hors d'elle, et retourna dans la salle de travail, depuis laquelle elle claqua fermement la porte également. C'en était trop : la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Elle était proche du burn out.

- Tu les ô trouvé ?, demanda Miaouss d'un air méfiant, tandis que Qulbutoké resta immobile, surprit pour le claquement sourd de la porte.

- Oui… malheureusement !

Jessie ne dit rien de plus, mais le félin n'osa pas poser davantage de questions. Elle se massa le front à deux mains. Immobiles, ses amis Pokémon savaient qu'il fallait qu'ils pèsent chacun de leurs mots parce qu’elle pouvait exploser à tout moment comme une bombe à retardement. Le chat se contenta d'échanger un regard en coin avec son comparse bleu, alors que la jeune femme fit les cents pas pendant quelques secondes à travers la pièce, avant de voir le scanner biper en rouge « Feuille à l'envers ». Encore.

- RaAAaaaAAaaaahhhh !!!

Folle de rage, elle arracha l'appareil en le débranchant violemment du mur, faisant sortir la prise de son trou. Dans un boucan terrible, le scanner s'éclata sur le bureau de Jolene, faisant virevolter tous les documents et autres papeteries dans tous les sens. Jessie regarda alors tout le désordre, serrant les poings, les dents, sentant les larmes qui piquer les yeux. Choqué, Miaouss se leva alors de la petite chaise à sa taille.

- Jessie, mais t'es complôt'ment cinglée, qu–

- Dehors !, dit-elle une première fois calmement.

- Tô cassé le scanner !

- J'ai dit : DEHORS !, hurla-t-elle, cette fois, en désignant la porte de son doigt tremblant, tandis que ses amis obéirent.

Elle avait mal, extrêmement mal au fond d'elle : Jolene avait réussi, elle lui avait volé ses meilleurs amis, ses passions, sa vie, tout. Elle était désormais complètement seule, encore, comme à chaque fois. Elle se mit à fondre en larmes, parcourue de frissons, ayant terriblement envie de disparaître, de partir loin, le plus loin possible de cette affreuse organisation qu'elle détestait tant… mais elle n'avait nulle part où aller, comme d'habitude. Elle songea un bref instant à sa maison à Soleilville, à la petite chambre et à l'armoire avec des Dracolosse gravés, lorsque la porte s'ouvrit doucement, dans un faible grincement allant de pair avec un léger toc toc. Jessie se retourna alors, et découvrit James à l'encolure, l’air terriblement désolé.

- J'peux entrer… ?

- Mi-mime ?

À ses pieds, son Pokémon avait la même expression. Jessie renifla, avant d'essuyer rapidement le film lacrymal qui s'était formé sur ses yeux azurs, prêt à rouler de nouveau sur ses joues rouges. Elle souffla un « Bien sûr… », sentant ses épaules s'affaisser.

- Quel bazar là-dedans…, se dit James à lui-même, avant de reporter son attention sur Jessie.

Elle avait dépassé les bornes en affirmant que Jolene était intéressée, que le jeune homme lui plaisait, mais voulant éviter une montée dans les tours et une dispute plus profonde avec son équipière, il préféra ignorer cette remarque.

- Je voulais juste montrer à Jolene comment ça fonctionnait, c'est tout. C'est toi la star de notre émission, et tu seras aussi la star de celle-ci. Y a pas de doutes là-dessus, Jessie.

- Évidemment que je suis la reine de l'émission ! Je suis la reine dans tout ce que j'fais…, pleurnicha-t-elle encore, croisant ses bras en tournant la tête vers le mur, pour montrer son mécontentement.

- Ça n'valait pas le coup de te mettre dans cet état… On fait la paix ?, demanda James, penaud, se grattant nerveusement la nuque dans un rictus adorable, tendant son autre main vers elle.

Il ne fallut pas longtemps à la jeune femme pour y réfléchir : elle avait beau s'énerver très vite, elle redescendait en pression tout aussi rapidement, et surtout, elle n'en voulait jamais vraiment à James, d'autant plus en ce moment, où chaque faux pas pouvait la conduire à le perdre.

- Moui, je suis d'accord… si tu m'aides à ranger tout ça !

- Vendu !

Et les deux amis se serrèrent la main fermement, plantant leur regard dans celui de l'autre de façon magnétique, rappelant à la jeune femme ce moment dans la montgolfière, quand James avait renoncé à sa cage dorée et à son héritage, afin de continuer à vivre auprès d'elle. Jusqu'à la fin des temps, avait-il dit. À cause de Jolene, elle en doutait souvent, mais dans ses yeux couleur émeraude, elle continuait de voir un futur, sans l'autre pimbêche.

 

Soleilville, Kanto. 1981

 

La voiture de sport du futur Boss roulait déjà depuis des heures. L'air était opaque, brumeux. Par la fenêtre ouverte, les fins doigts vernis de rouge d'Ariane étaient moites, sillonnant la purée de pois qui avait envahi les chemins de campagne. À la radio, les deux présentateurs de Kanto Matin discutaient des bonnes affaires à dénicher à la braderie de Jadielle ce week-end. Soudain, le jeune homme aux cheveux en arrière ralentit à l'approche d'un embranchement.

- Sors la carte, je crois qu'on est plus très loin.

- Soleilville est plus au sud, je dirai qu'il faut prendre à gauche.

Le fils à maman acquiesça. Après que Jessie ait été déposée au foyer d'accueil après la funeste cérémonie en l'honneur de sa mère disparue, le jeune couple avait pour mission d'aller récupérer tous les documents concernant ses missions en cours chez elle. En réalité, Ariane avait également en tête de prendre des jouets et peluches de la petite fille, pour lui rapporter une fois qu'elle serait placée dans une famille.

- On arrive presque, il faut emprunter cette petite route en contrebas, reprit Ariane, détaillant la carte routière avec attention.

- Ces chemins de terre vont salir et abîmer ma caisse ! Jane m'aura vraiment fait chier jusqu'au bout…, râla Giovanni.

- La pauvre est morte pour sa mission Gio, tu y vas un peu fort !

- Cette mission c'était la mienne, j'ai de plus grandes ambitions que ça et tu le sais. Comment allons-nous récupérer Mew maintenant qu'elle l'a laissé filer ?!

- Il me semble qu'on est en route pour le découvrir, alors accélère un peu !

Le jeune homme était diabolique. Ariane avait beau l'aimer inconsidérément, elle avait bien plus de cœur que lui et le trouvait parfois injuste. Au nom de la Team Rocket et de sa propre réussite, il n'hésitait pas à critiquer une pauvre femme qu'il avait lui-même admiré, pourtant, considérant son « échec » comme plus préoccupant que son décès. Sans un mot, il prit le sentier sinueux et roula jusqu'à apercevoir une petite maison délabrée en briques rouges. Il se gara juste devant, puis les futurs mariés avancèrent d'un même pas vers l'entrée.

- Tu as les clefs ?, demanda Giovanni.

- Pas besoin.

Ariane utilisa alors sa barrette, qu'elle glissa habilement dans la serrure, et après quelques mouvements précis, la porte s'ouvrit. La maison n'avait pas changé : tout était intact, figé dans le temps, recouvert d'une fine couche de poussière qui donnait l'impression que l'endroit était presque en noir et blanc, comme tiré d'un vieux film. Giovanni fit cliqueter l'interrupteur, mais aucune lumière ne s'alluma.

- La société d'électricité a dû tout couper, dit-il en se dirigeant vers la fenêtre, avant d'ouvrir les rideaux.

Ariane eut un pincement au cœur en voyant se dévoiler une tasse de café sur le buffet, encore à moitié pleine.

- Ça sent le Rattata crevé ici…, murmura-t-elle après avoir éternué sèchement. Elle recouvra son nez de sa manche, tentant de masquer son désarroi, autant qu'elle trouvait que l'endroit puait réellement.

- Allez, on n'a pas de temps à perdre.

Sur ces quelques mots, l'héritier de l'empire Rocket traversa le couloir jusqu'au salon, et tira tous les rideaux fermés. Dans la lumière, il balaya chaque recoin de la maison avec un regard dédaigneux, supérieur. Il n'était jamais venu ici, et pour lui qui vivait dans le luxe depuis sa naissance, cet endroit avait tout d'un squat. Il se demandait comment des gens, pourtant brillants dans leur carrière, pouvaient vivre dans un tel taudis. « Tu m'étonnes que la gamine soit perturbée », se disait-il. Dans une mine dégoûtée, il passa son doigt sur la table à manger, avant de dévisager la trace grise sur son index. Le court de ses pensées fut interrompu par Ariane, qui éternua encore.

- Ne traînons pas, mes allergies sont exacerbées ici avec toute cette poussière…

- Je vais commencer par le buffet, va voir dans la chambre.

La jeune femme obéit d'un signe de tête, et se dirigea vers la porte boisée sur laquelle un écriteau indiquait « Jessica et Maman ». C'était un petit panneau de bois mal peint, probablement réalisé par la petite fille. Lorsqu'elle ouvrit la porte, Ariane vit alors les deux petits lits, l'armoire gravée de plusieurs Dracolosse, le bureau et la chaise. Surpris par le grincement, un Mimigal s'enfuit jusque derrière le meuble. Écartant l'immense toile la séparant du bureau, la jeune agent s'approcha plus prêt, et vit alors une grosse pile de classeurs et autres chemises : bingo.

- J'ai des trucs ici, cria la rousse à son fiancé.

- Prend tout, on triera au QG. Cet endroit me fiche la chair de poule…, grogna-t-il, faisant face à une figurine de clown terrifiante, qu'il dégagea aussitôt d'un revers de main.

- Attends…

Ariane avait commencé à découvrir les documents, et sa curiosité l'empêchait de tout lâcher maintenant, malgré son nez qui coulait et sa gorge en feu. Elle renifla bruyamment, sans cesser de tourner les pages.

« Mew, mythes et légendes d'Amérique latine », indiquait un gros livre.

« Rapport site numéro 4 : jour 6. Des fossiles trouvés dans une grotte. Il semblerait que plusieurs Mew aient existé. »

- Ariane ?

- Une seconde !

Une fois le premier classeur feuilleté, la jeune femme vit un album photo. Elle tourna rapidement les pages : Jane très jeune sur un vélo, puis devant un lac avec sa mère et son petit frère. Elle observait les images comme si elle découvrait à nouveau celle qu'elle avait toujours considéré comme un modèle, une grande sœur. Elle avait réellement été bouleversée par sa disparition ; toute l'organisation d'ailleurs. La meilleure recrue de tous les temps, leur commandante, si enjouée et professionnelle à la fois, qui était si concernée par ses équipes, si proches d'eux, à toujours les soutenir, à vivre à fond ses missions comme si c'était les dernières…. C'était injuste. En tournant les pages, Ariane se disait qu'elle pourrait récupérer l'album pour Jessie, afin qu'elle garde un souvenir de sa famille, jusqu'à ce que la jeune femme ne tombe sur un visage familier.

Une inscription disait « Ludester, Galar. 1974 ». Devant une fontaine enneigée, ses cheveux mauves ondulés recouverts d'un bonnet de laine, Jane souriait, heureuse. Ses doigts gantés mimaient la moitié d'un cœur, tandis que l'autre partie était complétée par les mains d'un homme qu'Ariane avait déjà vu, il y a plusieurs années de cela. Son visage heureux, surplombant une épaisse écharpe, ne lui revint pas de tout de suite à l'esprit. Il était brun, plutôt beau. Ses grands yeux lagons semblaient sourire, eux aussi. Ariane tourna la page tandis que son cœur battait plus vite.

Assise au bord d'une source thermale, Jane se prélassait en maillot de bain, tout sourire. Sur l'image à côté, on pouvait y voir le même homme que précédemment, dans une combinaison de ski. Le cœur d'Ariane manqua brusquement un battement. Dans son esprit, elle vit l'homme reculer d'un pas, dans un appartement sombre. Face à son visage terrifié, une arme, que la jeune femme pointait fermement sur lui.

- Je n'ai rien de personnel contre votre organisation…

- N'y vois rien de personnel non plus. C'est le triste jeu du gendarme et des voleurs.

- Non, s'il vous pl–

Et boum. Le coup était parti, tandis que l'homme était tombé au sol, mort. Sous le choc, Ariane lâcha l'album photo.

Dans le salon, Giovanni continuait à empiler tous les papiers qu'il pouvait trouver. Il regarda bêtement une feuille, et vit qu'il s'agissait d'une facture, avant de la mettre quand même avec le reste. Des sbires se chargeront de trier, se disait-il lorsque sa future femme débarqua en trombe derrière lui, le faisant sursauter. Il se retourna pour lui faire face, et vit alors qu'elle tenait un gros livre.

- Tu as trouvé des choses intéressantes ?, demanda le jeune homme, incrédule.

- Tu l'savais ?, hurla-t-elle presque, ouvrant l'album sur le visage de Phil, qu'elle pointa immédiatement du doigt, accusatrice.

- C'est quoi ça ?

- Est-ce que tu le savais, Giovanni ?, reformula-t-elle.

Ariane se sentait comme hors de son propre corps, folle de rage. Désinvolte, son équipier s'approcha de la photo.

- Eh bien quoi, elle faisait du ski ? Et même pas foutue de réussir une mission en montagne…

- J'te parle du flic, Gio ! Ce même flic que tu m'as demandé d'éliminer ! Tu savais que c'était son petit-ami ? RÉPONDS-MOI !

- Et ça change quelque chose ?, demanda-t-il, placide et d'un calme plus glacial que la ville de Ludester.

- Évidemment, ça change tout ! Ce type est probablement le père de Jessie ! On a rendu cette pauvre gamine orpheline, et c'est tout c'que ça t'fait ?!

Ariane ne pouvait se contenir, hurlant sur le jeune homme avant de lui flanquer un coup avec le gros album. Elle reprit la parole.

- Tu es complètement malade !

- Il fricotait probablement avec elle pour mieux nous anéantir ! Depuis quand t'as des états d'âmes, hein ?, reprit-il tout en défroissant son costume.

- Tu n'en sait absolument rien, personne n'en sait rien ! On aurait dû en parler à Jane avant de faire quoi que ce soit, on n'aurait jamais dû buter ce type avant de connaître ses intentions ! Ta mère ne t'a jamais demandé d'agir, elle savait peut-être que c'était son copain ! Et toi aussi ! Tu nous as menti !, criait Ariane, sans cesser de s'agiter en faisant de grands gestes.

- J'aurai dû prendre le risque de finir en taule parce que cette idiote s'était amourachée d'un poulet ?, dit Giovanni en restant calme, pressant l'espace entre ses sourcils de ses doigts fébriles, afin de chasser son mal de tête à cause de l'odeur de renfermé. Je t'ai vu tuer des flics de sang-froid sans un seul remord, ces mecs avaient probablement une femme, eux aussi. Ils allaient sûrement passer d'adorables vacances à Galar avec la marmaille mais tu n'y as jamais pensé, parce que c'est notre mission de protéger notre Familia, avant celle de nos ennemis !

- Jane et Jessie font partie de la Familia, elles aussi ! On a ruiné la vie de cette gamine, Gio ! On a ruiné sa vie !

- Tu savais dans quoi tu t'engageais en signant ton contrat. Jane n'avait qu'à mieux choisir avec qui elle couchait, ce n’est en aucun cas de notre faute, et encore moins de la mienne !

- PARDON ?!, s’offusqua Ariane, choquée.

- C'est toi qui as buté le Galifeu, pas moi !, accusa-t-il en la pointant du doigt.

- Sur TES ordres !, répliqua-t-elle du tac-o-tac.

- OUI, et on est en sécurité maintenant, ses recherches pour nous détruire sont mortes avec lui. Tu devrais être fière de toi, en tout cas moi j'le suis. Maintenant on se tire de ce trou. Et prend l'album avec toi, on va faire disparaître cette merde.

Ariane avait une épaisse boule dans sa gorge, aussi elle avala sa salive, avant de tousser un peu. Ce n'était pas seulement ses allergies : elle s'en voulait terriblement d'avoir éliminé cet homme, qui aujourd'hui aurait pu récupérer sa fille et lui offrir une vie meilleure. Elle repensa à cet instant, chez Phil, il y a des années. Les documents sur Jane, les affiches au mur… Oui, Giovanni devait avoir raison, mais un doute persistait au fond d'elle : enquêtait-il vraiment sur Jane, ou voulait-il la sauver d'une vie dangereuse, pour qu'ils puissent élever leur fille dans un environnement sain ? N'ayant de toute façon plus d'autres choix que d'abandonner, elle prit les documents et sorti de cette maison, semblant hantée par trop de souvenirs douloureux.

 

QG de la Team Rocket, Jadielle, Kanto. 2008

 

C'était une matinée calme. Dehors, le vent sifflait de façon stridente entre les grands arbres, dans la gorge. Les feuilles avaient disparu, on était déjà presque au mois de novembre et il commençait à faire vraiment froid à l'extérieur. Il ne restait plus beaucoup de travail pour le trio désormais : les piles de documents s'allégeaient et très bientôt, le labo de la Sylphe SARL allait ouvrir. Ce week-end, une grande cérémonie allait se dérouler au QG, pour fêter l'ouverture de cette annexe et ce partenariat tant attendu par Giovanni.

« Scandale à Kalos : lors d'une épreuve, la robe d'Aria se soulève et dévoile qu'elle ne porte pas de culotte ! »

« Leonardo DiCarpaccio : son 3ème mariage en grande pompe sur la plage de Porta Vista ! Découvrez l'addition de cette cérémonie sans pareille. »

« Beauté : et si la bave des Muplodocus était la solution contre les rides ? »

« Flora de Clémenti-Ville : être la fille de Norman ne m'a pas aidé, j'ai dû beaucoup travailler. L'interview exclusive d'une jeune coordinatrice pistonnée. »

« Invasions de Taupiqueur et Cornèbre dans les jardins : mes récoltes sont fichues !, raconte un agriculteur »

Passionnée par son magazine People minutieusement glissé dans ses documents de travail, Jessie n'avait pas remarqué que sa supérieure était derrière elle, les bras croisés. Certaines choses n'avaient pas changé, malheureusement.

- Ç’a l'air incroyablement intéressant Jessie, tu me lis mon horoscope ?, dit Jolene d'un ton désinvolte et sarcastique.

Sans aucune pression, Jessie fit pivoter sa chaise sur roulettes d'un tour complet, afin de lui faire face.

- Il dit que tu vas avoir des ennuis si tu te frottes à la mauvaise personne aujourd'hui !, répondit-elle dans un sourire féroce.

- Moi j'aimerai bien connaître les prédictions pour ma semaine ! Regarde pour le signe du Psykokwak, dit James en s'étirant lascivement, avant de se pencher vers son équipière, curieux.

- Et r'garde c'quô disent les astres ô sujet de l'ôrgent et de l'amôur pour les Miaouss !, compléta l'intéressé en imitant son équipier.

- Un instant les amis, ouvrez grand vos oreilles : Jessie va vous révéler votre avenir…, dit la jeune femme en faisant onduler ses doigts d'un air théâtral de diseuse de bonne aventure en repliant sa jambe sur l'autre.

Elle lança alors un regard espiègle à sa supérieure, étirant ses lèvres rouges dans un sourire satisfait, tandis que Jolene leva un sourcil, excédée.

- J'aimerais bien que tu te concentres sur les tâches que je t'ai demandé de faire !, s'agaça-t-elle.

- Et moi j'aimerais bien que tu la boucles !, répliqua Jessie aussi sec.

Jolene cligna des yeux, surprise, de même que les garçons.

- PARDON ?! J'te rappelle que j'suis ta supérieure ! J'peux savoir pour qui tu te prends ?!

La rousse ricana. Elle avait atteint son quota de patience, elle savait très bien comment elle était, et que c'était le moment de s'arrêter si elle ne voulait pas que ça parte en vrille. Mais elle ne pouvait pas, le visage de sa rivale ne lui revenait décidément pas, et elle en avait marre de courber l'échine sans arrêt.

- Et toi, pour qui tu te prends ?, répliqua-t-elle. Personne ne t’a d'mandé ton avis ! Le travail est fait, alors pourquoi tu m'lâches pas, hein ?

- Je suis là pour vous superviser, je n'suis pas une animatrice de centre aéré !

- Tu es juste jalouse parce que tu ne fais pas partie de notre bande, t'es une outsider ici !, grogna Jessie.

La moutarde lui montait au nez. Si elle était une Cocotine-minute, elle serait à deux doigts de siffler. Face à elle, Jolene était dans le même état. Aussitôt que Jessie eu terminé sa phrase, la blonde enchaîna.

- Tout comme toi au sein de l'organisation, Jessie ; c'est pas parce que ta mère était agent d'Élite ici que tu dois te croire tout permis !

Un silence de mort s'ensuivit. Le cœur de Jessie manqua un battement tandis qu'elle se sentit soudainement en décalage avec la réalité. Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Son sang ne fit qu'un tour. Elle resta quelques secondes bouche-bée, le temps que son cerveau ne traite l'information… puis elle explosa. Ça y est, l'eau bouillait, débordait, partout, crépitant sur les plaques de gaz autour de la Cocotine.

- Comment t'es au courant de ça ?!, cria-t-elle en se levant d'un bond de son siège.

- C'est dans les documents que tu es censé scanner !, cria Jolene à son tour, tout en lançant les feuilles qui virevoltèrent alors dans la pièce, avant de toucher le carrelage, aux pieds de sa rivale. Tu le saurais si tu faisais un tant soit peu ton travail !

- C'est vrai ce qu'elle dit, Jessie ?, voulu immédiatement savoir James, confus.

Aussitôt, la jeune femme se sentit démunie, seule, piégée. Le ton de son équipier semblait empli de déception.

- Oui, tô mère trôvôillait ici ? C'est quô cette histoire ?, renchérit Miaouss.

Sourcils froncés et les yeux rivés sur Jolene, Jessie refusa obstinément de regarder les garçons, et encore moins de leur répondre. Elle était complètement sonnée. Ses oreilles bourdonnaient, tandis qu'elle entendait les battements de son cœur, comme une onde de choc. Malheureusement pour elle, Jolene cogita rapidement et un sourire victorieux étira doucement ses lèvres de manière insupportable.

- Attends… Je rêve où ton équipe n'est même pas au courant ? Vous qui êtes censé vous connaître « mieux que personne » ! lança Jolene en imitant des guillemets avec ses doigts, contente de cette déduction, avant d'hausser un sourcil. J'ai comme l'impression que vous ne vous connaissez pas si bien que ça, en fin de compte !

Jessie resta quelques secondes silencieuse, décontenancée par ces accusations, et James et Miaouss en profitèrent pour la bombarder de questions.

- Jessie, réponds-nous, on a le droit de savoir !, commença James.

- Ôgent d'Élite ! C'est pô rien, quand même ! Est-ce qu'elle connaissait bien le Bôss ?, demanda Miaouss.

- Et toi, tu le connaissais ? Avant qu'on fasse équipe, toi et moi ?

- Çô veut dire que tu ôs grandit ici alors ?

- Et qui est ton père dans ce cas ?

- C'est pô l'Boss quand même ?!, s'affola le chat, tandis que Qulbutoké s'agitait dans tous les sens, les pattes autour de sa grande bouche béante.

- Bien sûr que NON, t'es débile ou quoi ?! J'vous signale que si on n'avait pas été confrontés à certaines situations, vous ne m'auriez jamais dévoilé vos histoires, vous non plus !, se défendit Jessie.

- Mais depuis combien de temps tu travailles ici ?, reprit James.

- Dôpuis combien de temps tu connais la Team Rocket ?, voulu savoir Miaouss.

- J'ai pas à me justifier !, répondit Jessie en fusillant ses coéquipiers du regard, avant de se tourner vers Jolene et de la menacer du doigt. Et toi tu vas me le payer, ma vieille !

- Des menaces en plus ? C'est pas parce que tu ne peux pas être virée que je vais laisser passer ça, t'entends ? Tu te caches derrière cette clause depuis trop longtemps ! Ça fait bien des années que le Boss a envie de te foutre dehors, et si tu me pousses à bout ça pourrait bien finir par arriver !

L'ambiance était électrique, pesante. Jessie était complètement à côté de la plaque, ne comprenant pas du tout de quoi sa supérieure pouvait bien parler.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire de clause encore ?!, hurla-t-elle.

- Tu sais très bien de quoi je parle ! C'est écrit dans ton contrat, noir sur blanc !

- Je ne suis pas sûr d'avoir vu Jessie lire son contrat, réfléchit James à haute voix.

- Je ne suis même pô sur de l'avoir vu lire quelque chose tout court…, répondit Miaouss.

- À part l'horoscope !, rectifia le jeune homme aux cheveux lavande, tandis que le félin acquiesça d'un geste de menton.

Mais les deux femmes n'écoutaient pas les commentaires sans intérêt des deux idiots à côté, préférant se concentrer uniquement sur l'autre.

- Eh bien relis-le ! Il y a effectivement une clause qui stipule que tu ne peux pas être renvoyée de l'organisation. Malgré ton incompétence criante, tu pourras remercier ta petite maman d'avoir été la protégée de Mme Boss, minauda Jolene sur un ton condescendant, un sourire suffisant aux lèvres.

- Retire ça tout de suite ! JE T'INTERDIS DE PARLER DE MA MÈRE !, s'énerva Jessie en faisant un pas vers Jolene.

- OU SINON QUOI ?! Tu vas me gifler ? Tu vas tout casser ? Tu n'es pas comme Jane, ton travail est médiocre et ça ne te sauvera pas la mise ! Tu es pathétique !

Ça y était. Jolene avait dépassé la limite ultime : Jessie allait partir en vrille. Elle voyait rouge. Un flot de paroles qu'elle n'aurait jamais dû prononcer commença à sortir de sa bouche pulpeuse pour déverser un flot de méchanceté gratuite. Comme un train à grande vitesse qui aurait déraillé, on ne pouvait plus l'arrêter. Afin de se protéger, mais aussi pour mieux la conduire à sa perte. C'était plus fort qu'elle malheureusement : il fallait qu'elle touche là où ça allait faire très mal, quitte à s'entraîner elle-même ainsi que ceux qu'elle aime dans sa chute.

- Tu te crois mieux que moi alors que tu essaies de séduire un homme déjà fiancé, n'est-ce pas James ?, lâcha-t-elle en croisant les bras et en se tournant vers le concerné.

Jolene se décomposa, tandis que James et Miaouss hoquetèrent de surprise. Le principal concerné devint livide, mais Jessie ne laissa le temps à personne de reprendre la main, bien décidée à mener la danse.

- Ha ah !, jubila-t-elle. À priori je ne suis pas la seule à ne pas connaître mes amis ! Figure-toi que James a déjà une fiancée et qu'il se moque de toi depuis le début ma pauvre, alors qui est pathétique maintenant, hein ?

- Là tu vas trop loin Jessie !, dit son équipier.

- Ouais il a raison t'ô po à parler de Jezôbelle, c'est sa vie privée !

- De Jezabelle ?, répéta Jolene en se tournant vers James. Parce qu'en plus, c'est la vérité ?! Et quand est-ce que tu comptais me l'annoncer ?, voulu-t-elle savoir, sourcils froncés, des larmes lui piquant les yeux.

- Je t'assure Jolene, c'est pas ce que tu crois !, assura James, d'une voix paniquée, tentant de sauver la mise malgré cette excuse bidon qui n'avait jamais convaincu personne, alors qu'elle était pourtant véridique, cette fois.

- La question est simple, pourtant ! Es-tu fiancé à cette fille, oui ou non ?, exigea-t-elle dans un trémolo fébrile.

- Eh bien oui m-mais…, bredouilla James.

- Ça suffit, je m'en vais ! J'en ai assez entendu, déclara Jolene en se dirigeant vers la sortie.

- Non s'il te plaît !, tenta James en tendant la main vers elle, tandis que Jessie le coupa.

- Laisse-la !, lui conseilla-t-elle dans un soupir agacé. C'est une grande fille, elle va s'en remettre !

- Tu veux jouer à ça ? Ça serait plutôt à toi de t'en aller, Jessie !, rétorqua James en se tournant vers elle, mécontent de la tournure des événements.

- Boh hé pourquoi t'ô enfoncé James comme çô ?! C'était pô cool du tout ! Il avait une touche avec elle, tu lui as brisé son coup ! Et comment on vô faire pour le p'tit déjeuner et lô carte premium ?! Elle vô tout aller rapporter au Bôss et on va être rétrogradé à cause de twô !, paniqua Miaouss, ne perdant pas le nord une seconde.

- Elle s'en fiche, elle est protégée avec sa clause, elle !, rétorqua James amèrement.

- Oh pitié !, grimaça Jessie d'un air supérieur. Arrêtez de jouer à ce jeu-là avec moi, vous ne valez pas mieux que moi, tous les deux !

- Nous au moins, on n'est pas des menteurs !, répliqua James.

- Si, justement ! Le mensonge est notre fonds de commerce, j'vous signale !

- Mais on t'ô jamais côché quelque chose d'ôssi important qu'çô !, dit Miaouss.

- Peut-être parce que vous n'aviez rien d'intéressant à raconter ! Tout le monde se fiche de tes faux problèmes de riches, James !, dit Jessie au jeune homme, avant de se tourner vers le chat de gouttière. Et toi, de savoir que tu as appris à parler juste pour séduire une chatte ridicule et vénale qui n'en avait rien à faire de toi !

Jessie perdait pied, recrachant avec rage son venin sur ses amis alors qu'en réalité, elle était juste blessée et elle se sentait terriblement mal. Mais c'était trop tard, le flot de parole était devenu un tsunami acide.

- Tu disais pas ça quand tu as appris que j'avais un héritage à toucher si je me mariais !, riposta James.

- Et ço t'genais pô d'utiliser mes côpocités de trôducteur Pokémon à tes propres fins !

- Croyez ce que vous voulez, j'ai plus besoin de vous, VOUS N'ÊTES QUE DES MINABLES ! termina Jessie en faisant un mouvement de la tête et en partant, fuyant, comme d'habitude.

- C'est ça, fiche le camp !, encouragea James, furieux, les yeux rivés sur le dos tourné de leur coéquipière.

- Nous non plus on n'a plus besoin de tôa ! Avec tes plans tous moisi, plus mauvais les uns qu'les autres qui nous ont toujours fait échoués dans nos missions ! Et puis d'abord tu sais même pô creuser un trou !, rajouta le chat parlant, juste pour la mettre au défi.

Mais sa provocation ne marcha pas vraiment, puisque Jessie ne se retourna même pas. Elle s'arrêta cependant à l'encadrement de la porte pour une dernière parole. Parce qu'elle devait toujours avoir le dernier mot.

- On n'a plus rien à se dire.

Soleilville, Kanto. 1984

Les vacances d'été touchaient à leur fin, et au foyer d'accueil pour enfants, l'ambiance était très calme, silencieuse. Dans la grande salle de jeu, quelques petits jouaient avec des cubes sur un tapis, tandis qu'autour de l'une des tables rondes, d'autres jouaient aux petits Ponyta. Dans la cour, les plus grands faisaient du patin à roulettes ou jouaient à l'élastique. Il n'y avait plus grand monde en ce moment : la plupart des enfants étaient déjà partis en famille d'accueil, tandis que d'autres étaient avec leurs parents pour les grandes vacances.

Assise seule à une table, Jessie faisait des scoubidous, attendant qu'Ariane ne sorte enfin du bureau de la directrice. Elle était venue la chercher pour un repas familial, en l'honneur de la mémoire de Jane, comme tous les ans depuis qu'elle avait été portée disparue. Mais à peine eut-elle entré dans la pièce qu'elle avait demandé à Jessie de rester là, parce qu'elle devait échanger quelques mots avec la dame du bureau. Lascive, la petite fille s'était contentée d'hausser légèrement les épaules, avant de tordre à nouveau les fils colorés. Elle avait l'habitude d'être dans l'attente perpétuelle de quelques choses, passive à tout.

Ariane avait alors traversé la salle jusqu'à l'accueil, de façon élégante, sous les regards curieux des autres enfants. Une fois arrivée, elle avait relevé ses larges solaires noires carrées sur ses cheveux rouges comme un bandeau.

- Je viens voir la directrice.

- Vous êtes ?, demanda la secrétaire en baissant la tête afin de voir mieux la jeune femme au-dessus de ses petites lunettes posées au bout de son nez crochu.

- La tutrice de Jessica Austin.

Sans même bouger d'un pouce, la femme répondit d'une voix machinale.

- Deuxième porte à gauche.

Sur la moquette multicolore, les talons de la jeune criminelle ne faisaient aucun bruit, mais lorsqu'elle se mit à marcher sur le carrelage, le cliquetis régulier de ses bottes résonna dans toute la pièce. Arrivée devant ladite porte, elle vit alors qu'elle n'était pas fermée. Lentement, elle l'ouvrit tout en toquant de quelques petits coups secs.

- Je peux entrer ?

- Bien sûr. Même si je vois bien que vous n'êtes pas Mme Profaci.

- Elle est hospitalisée, je suis de la famille. Ariane Profaci, dit-elle tout en tendant la main vers la directrice qui la serra alors tout en détaillant Ariane, suspicieuse. La jeune femme arborait de grosses boucles d'oreilles dorées avec un collier assorti, sublimant sa peau hâlée, résultat de ses récentes vacances à Paldea.

- Enchantée. Asseyez-vous, je vous en prie.

Ariane prit alors place tandis que son interlocutrice reprit.

- Je suis heureuse de pouvoir m'adresser enfin à la famille de Jessica. Vous n'êtes pas sans savoir qu'elle nous a causé pas mal de soucis ces trois dernières années…

- Sa mère est décédée brutalement. J'espérais que vous étiez formé à ça, dans votre corps de métier. La pédopsychologie, en particulier dans le processus de deuil… Et qu'en tant qu'être humain que vous connaissiez le concept de compassion, peut-être.

Ariane était très calme, imperturbable. Elle termina sa phrase par un sourire provocateur, repliant sa jambe droite sur la gauche, avant de positionner ses mains jointes sur son genou. La directrice prit la mouche.

- Je vois… et vous avez des enfants ?

- J'ai une fille, oui. Elle a un an, Marcia.

- Et nous sommes là pour parler de Jessie, pas de votre propre situation, si vous me le permettez : elle ne reste dans aucune de ses familles d'accueil. Elle fait des crises de nerfs et raconte à qui veut l'entendre que sa mère va revenir la chercher. Notre réputation en pâti. Vous êtes vous-même dans une grande organisation, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas sans savoir que les mauvais ragots ont le pouvoir de détruire l'ensemble d'une entreprise.

Restant calme, Ariane répondit.

- Je vais lui parler.

- Il vaudrait mieux car nous ne pourrons pas la garder ici éternellement.

- Entendu. Nous serons de retour jeudi prochain, je vous laisse m'envoyer par minitel ce qu'il faut que j'achète pour Jessie.

La jeune sbire se leva alors de sa chaise et se dirigea vers la sortie, traçant sa route jusqu'à la petite fille sans arrêter. Elle déposa alors sa paume sur la table, à côté du cartable à fleurs de Jessie.

- On y va ma puce, tu as toutes tes affaires ?

- Oui. On pourra s'arrêter chercher des mini-beignets sur la route, chez Alfred ?

- Non Jessie, Wanda a préparé un repas très copieux, si tu manges maintenant tu n'auras plus faim, dit Ariane en rangeant tout l'attirail de scoubidous ainsi que des puces sauteuses de toutes les couleurs et un ressort magique arc-en-ciel.

Puis elles partirent pour la voiture. Après quelques minutes de route particulièrement pesante au vu du silence mortel, Ariane prit la parole.

- Tu as passé de bonnes vacances, Jessie ?

- Ça va, oui, répondit la petite, ses grands yeux suivant le paysage. On a été à la mer et on a fait des activités ici.

- C'est chouette ça. Tu t'es baigné ?, demanda Ariane.

- Oui, j'avais une bouée en forme d'Octillery. J'ai aussi fait le spectacle, j'étais déguisée en fleur.

- Tu as des photos, j'espère ?

- Non, je les aie oubliées chez la famille.

Ariane soupira. Elle savait qu'elle allait aborder un sujet difficile. Mais il fallait mieux prévenir que guérir : elle savait que Giovanni allait encore assaillir la petite fille en lui reprochant de ne faire aucun effort, d'être ingrate. La jeune femme pensa furtivement à la photo retrouvée chez Jane, à Phil. Elle continua son interrogatoire.

- Pourquoi tu es partie de chez eux, Jessie ? Ils n'étaient pas gentils ?

- Si, mais j’aime pas trop l'odeur là-bas, ils mettent trop d'encens. Ça sent toujours les herbes qui brûlent.

- Tu es sûre que c'est la seule raison ?

La jeune femme lança une œillade à sa petite passagère, qui regardait avec insistance à travers la vitre, s'efforçant de fuir son regard, et probablement son jugement. Elle avala sa salive et répondit.

- Oui… et j'aime pas trop les enfants. Ils sont frères et sœurs, et pas moi.

- Je comprends tu sais, dit Ariane en prenant sa petite main dans la sienne tandis que son autre main tenait toujours le volant. On va te trouver une famille dans laquelle il n'y aura pas d'autres enfants, ni d'odeur, ça te va ?

- Oui mais… si maman revenait ?, questionna Jessie, les larmes aux yeux.

- Et bien, si ta maman revient un jour, tu partiras de chez ces gens, d'accord ? C'est juste temporaire. Tu seras mieux dans une famille sympa plutôt qu'au foyer, c'est tout. Tu comprends, Jessie ?

N'ayant jamais vraiment tenté cette approche, Ariane se dit qu'il valait peut-être mieux arrêter d'insister sur le fait que Jane était bel et bien morte. Si Jessie voulait persévérer dans son espoir, que ça lui permettait de tenir le coup et peut-être de se faire placer sans trop de problème, alors il fallait essayer. Et la mayonnaise prit.

- Oui, je comprends. Je vais faire un effort…, murmura Jessie en serrant plus fort la main de la jeune sbire.

- Et nous aussi, ma puce. Pas d'autres enfants, et pas d'odeur, c'est bien noté. Tu as d'autres revendications ?, demanda Ariane sur un ton plus léger en reprenant sa main pour tenir le volant des deux mains.

- Oui je voudrais qu'ils aient une licorne ! Et aussi une piscine… et pleins de déguisements de princesse pour moi !

- Oh d'accord ! Ça en fait des choses, dis-moi ! J'ai bien retenu, t'inquiètes pas !, plaisanta Ariane, se disant qu'elle glisserait probablement un gros billet à la prochaine famille pour qu'ils mettent à disposition une petite piscine hors sol, des robes et une peluche de Ponyta de Galar.

Rien n'était assez beau pour Jessie, surtout après qu'elle soit en partie responsable de la décimation de sa famille.

QG de la Team Rocket, Jadielle, Kanto. 2008

Jessie se regarda une dernière fois dans le miroir : parfaite, comme d'habitude. Elle vaporisa de la laque sur ses longs cheveux noués en un chignon, et laissa juste retomber une large mèche magenta sur son œil. Elle était coiffée exactement comme lors de la finale de reine de Kalos. Il y a quelques années elle était face à un miroir également, mais ses amis étaient là, autour d'elle.

- Tu es magnifique Jessie…, avait dit James.

- Tu vô toutes les écrôser, t'es lo meilleure !, avait complété Miaouss.

- Qulbutoké !

La jeune femme ravala sa nostalgie, et appliqua ensuite avec minutie un large trait d'eye-liner sur ses paupières, puis du rouge à lèvres carmin sur sa bouche. Elle n'avait pas vraiment le cœur à faire la fête, mais c'était sûrement l'occasion de s'excuser auprès de James et de Miaouss, afin d'arranger les choses.

Après la violente altercation qu'elle avait eue avec Jolene, puis avec les garçons, Jessie n'avait pas perdu une seconde pour foncer dans sa chambre afin de rassembler ses affaires. Emportée dans sa folie furieuse, en rage, les nerfs à vifs, elle n'avait qu'une envie : disparaître. Le plus loin possible d'eux, de Jolene, de l'organisation. Les lieux passaient dans sa tête en avance rapide et en boucle ; sa maison à Soleilville, le squat de la bande des bicyclettes, la maison des Osaki… Peu importait. Il fallait qu'elle parte maintenant. C'était sa seule façon de réagir face aux événements trop douloureux : la fuite. Elle avait beau faire la fière, foncer dans le tas quitte à faire n'importe quoi la plupart du temps, lorsqu'elle se sentait dépassée, elle se repliait. Son cœur battait à toute vitesse, ses mains tremblaient sous l'effet des nerfs, et résultat, elle avait envie de tout ficher en l'air, de tout faire exploser. Ce bâtiment et tous les gens qu'il contenait, qu'elle détestait.

« Là tu vas trop loin Jessie ! », lui avait reproché James. Oui, il avait raison, elle était allée trop loin, mais qu'en était-il de Jolene ? Pourquoi personne ne lui avait rien dit à elle, alors qu'elle avait descendu et humilié Jessie devant ses amis ? C'était injuste, et ce sentiment provoquait un énorme nœud dans l'estomac de la jeune femme, au point de lui donner la nausée. Alors qu'elle avait terminé d'empaqueter son maquillage, son équipier avait pénétré dans le dortoir. Surprit par le fait que ce soit rangé, il était resté quelques secondes à regarder la pièce, stoïque, avant de croiser le regard azur de Jessie. Elle était sortie de la salle de bain, et avait empoigné son sac.

- Tu vas quelque part ?, avait-il demandé.

- Cette sale garce de Jolene m'a mise à pied, alors oui, je m'en vais !

James avait croisé les bras, toujours furieux contre elle.

- Eh bien, tu n'as pas perdu de temps ! J'peux savoir ce qui t'a pris, au juste ?

- Et elle, qu'est-ce qui lui a pris hein ?, avait-elle lancée en imitant sa posture.

- Je me fiche de Jolene, j’te parle de toi ! Pourquoi t'as fait ça ? Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez toi, bon sang ?

James avait été hors de lui, lui aussi. Il avait crié, ce qui était plutôt rare. Jalouse, la première pensée de Jessie fut qu'il avait mis du temps avant de venir la voir… probablement parce qu'il avait dû aller voir Jolene avant, pour se justifier et tenter de la reconquérir. Cette pensée l'avait agacé au plus haut point. Elle avait entrepris de filer avec son bagage, mais le jeune homme lui avait barré la route.

- Laisse-moi passer James !

- Non, réponds-moi !

Jessie n'avait aucune réponse à lui donner. Elle avait fait ça parce qu'elle ne supportait plus Jolene, c'était tout. Elle ne supportait plus qu'elle soit sur son dos en permanence, et là, aujourd'hui, elle n'acceptait pas qu'elle ait déballé tout un pan de sa vie sans son consentement, qu'elle l'ait accablée avec cette histoire de clause qui lui était totalement inconnue, qu'elle lui ai volé ses amis… et son ami en particulier.

- Réponds-moi ! avait-il répété, insistant. Sinon, c'est terminé.

Dans n'importe quelle autre situation avec n'importe quel autre interlocuteur, Jessie serait partie en claquant la porte. Mais cette menace avait été trop effrayante. Pas ça. PAS. ÇA. Terminé ? Non, c'était impossible. Elle avait déjà connu le point de non-retour avec Cassidy, et elle ne pouvait perdre James. Partir c'était bien beau, mais partir pour toujours, c'était des foutaises, tout le monde le savait. Tout ce qu'elle voulait en faisant ça – inconsciemment bien sûr – c'était attirer l'attention, montrer son mécontentement, et probablement inquiéter un peu James, aussi. Elle avait l'habitude de toujours le retrouver, l'un ou l'autre faisait toujours le premier pas au bout d'un moment. Jamais ils ne se faisaient la tête plus que quelques jours, et encore c'était rare ! Mais là… cela avait semblé différent. Cela avait été plus intense comme dispute, plus personnel, plus grave. Le risque de le perdre définitivement avait fait office de douche froide pour Jessie. Elle s’était ressaisit un instant.

- Je… Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

Le fait d'être tout à coup si vulnérable, si blessable avait arraché un frisson à la jeune sbire. Pourquoi avait-elle si mal, si peur ? L'évidence crevait les yeux, mais elle continuait à se voiler la face. Elle avait déjà ressenti ça, avec Cassidy, mais elle avait préféré bloquer ce souvenir émotionnel avant de se laisser déborder.

- Juste la vérité, pour changer, non ? Je pensais tout savoir de toi, Jessie.

- Comme quoi… on ne connaît jamais assez bien les gens…

- Moi je n'ai aucun secret pour toi.

- Eh bien moi si !

- C'est ce que je vois, oui ! Comme le fait que ta mère était agent ? Qu'il y a une clause dans ton contrat qui t'empêche d'être renvoyée ? Que tu étais fumeuse et que tu avais déjà goûté à la baie défendue avec je-ne-sais-qui ? Qu'est-ce que tu peux me cacher de pire que ça, hein ? Que tu aies commis un meurtre ?, avait-il questionner sans relâche.

La gorge de Jessie s’était serrée. Ce qu'elle lui cachait était bien pire encore.

- J'ai besoin d'air…

Elle n'avait pas pu lui répondre autre chose. Elle n'avait rien pu lui dire d'autre que ces trois mots. Après être partie, elle avait été voir la concierge, afin de prendre une autre chambre. Pas de décisions hâtives. Pas de prise de risque. Sinon, c'était terminé. Après cette discussion houleuse, elle avait tout de même pu discuter rapidement avec Miaouss, qui était venu lui rendre une brève visite.

- Il lui faudrô un peu d'temps, tu lui ô fait d'lo peine, il t'en veut beaucoup…, avait dit le chat.

- Je sais Miaouss, je viendrai au bal si j'en ai le cœur.

- Ça s'rait bien, oui. On est une famille, on peut s'disputer, ça chônge rien. Mais pour ço, il faut que tu t'excuses ! Il ne vô po t'perdre, et moi non plus !

Des excuses… Jessie n'avait pas pour habitude d'en faire : d'une part parce qu'elle ne se considérait jamais en tort, mais aussi parce qu'elle détestait se montrer vulnérable. Cela dit, si elle ne voulait pas perdre ses équipiers et voir sa vie partir en lambeau, elle n'avait pas le choix, c’était le meilleur moment possible. Elle devait se rendre au bal, ravaler sa fierté. Et elle était fin prête pour ça. Un dernier clin d'œil à son reflet, puis elle souffla un bon coup. Son cou gracile était encerclé d’un collier de perles clinquant en toc, probablement volé dans une boutique bas de gamme, mais dans sa robe sirène bleue marine, elle savait qu'elle éblouirait la pièce, au point que personne ne remarquerait qu'elle porte de la camelote.

Elle sortit de la salle de bain en laissant l'espace jonché de tous ses produits en vrac dans un capharnaüm sans nom, avant d'enfiler ses escarpins et de se diriger vers l'ascenseur. Lorsqu'il s'ouvrit, elle prit place aux côtés de plusieurs sbires, tous sur leur trente et un, et loucha jalousement sur le beau collier orné d'une grosse perle de l'une de ses collègues. Elle se sentait un peu angoissée, sans vraiment savoir pourquoi… enfin, si, en fait : c'était à cause de Jolene. Elle allait probablement la revoir ce soir, mais pour elle, aucune excuse en vue. C'était plutôt à cette sale peste de s'excuser, d'ailleurs.

Lorsqu'elle poussa la grande porte battante, elle se sentit un peu nauséeuse ; il y avait énormément de monde, un brouhaha terrible, des odeurs de parfums mêlés à celles de nourriture. Une musique assourdissante complétait le tableau. La jeune femme serra les dents et tira un peu sur sa robe, inquiète. Elle avança de quelques pas, cherchant du regard ses équipiers, comme si elle cherchait Charlie dans l'un des livres éponymes. Elle se sentait terriblement nerveuse, et se dit que l'endroit n'était peut-être pas idéal pour une discussion sérieuse, finalement.

Se répétant des phrases toutes faites qu'elle avait préparé pour James et Miaouss, Jessie avançait, se frayant un chemin dans la marée humaine, compressée dans la salle avec les autres comme des Froussardine dans leur boîte, lorsqu'elle vit Cassidy, en train de parler avec des sbires qu'elle ne connaissait pas. Malheureusement, son ennemie jurée la vit également, lui lançant un regard perçant. Si Jessie était persuadée d'y voir de la jalousie, la blonde se disait en réalité que Jessie était particulièrement belle dans cette robe. Elle avait beau la haïr de toute son âme, elle ne cracherait jamais dans l'eau qu'elle avait bu, et c'était indéniable : la rousse était sublime ce soir. N'ayant pas de temps à perdre, Jessie continua à avancer, ignorant son ex-amie, jusqu'à voir James faire de même dans le sens opposé. Son cœur fit un bond à la vue de son équipier : ça devenait réel, elle allait devoir l'intercepter pour lui parler, même si elle mourrait d'envie de disparaître. Il était très élégant ce soir, tout simplement vêtu d'une chemise blanche et d'un pantalon chino bleu marine, de jolies chaussures cirées et les cheveux attachés en queue de cheval. Derrière lui, Jolene suivait, drapée dans une longue robe noire. « C'est la grande faucheuse ou quoi ? », se dit Jessie à elle-même, tandis qu'elle vit Miaouss passer devant elle sans la voir, en route vers le buffet.

- Ton crétin d'équipier s'est trouvé une petite copine on dirait… Il semblerait que même un looser comme lui ne veuille plus de toi. Comme c'est triste, ça doit s'appeler le karma, non ?

Cette voix familière aussi désagréable d'une fourchette rayant la céramique d'une assiette ne perturba pas Jessie, qui n'écoutait pas vraiment Cassidy. Elle la regarda la contourner avec un regard fier et hautain, qui était pourtant mal venu, car la seule chose que cela prouvait, c'est que Cassidy n'avait pas évolué, et qu'elle n'évoluerait jamais. Jessie avait plus important à penser. Son regard chercha de nouveaux ses amis, et lorsqu'elle se retourna afin de suivre Miaouss des yeux, les bras chargés de crevettes imbibées de sauce cocktail, son regard azur s'arrêta sur une vision d'horreur. Bouche bée, sous le choc, Jessie lâcha son verre qui s'explosa au sol, en mille morceaux.

Elle se figea : là, face à elle, James embrassait Jolene. Elle avait beau avoir déjà imaginé la scène, l'avoir redoutée, c'était bien réel cette fois-ci, et donc très différent. Voir cette scène de ses propres yeux de façon aussi brutale et imprévue la fit complètement chavirer. Elle ressenti immédiatement une vive douleur, insupportable, au plus profond d'elle, tandis qu'elle intégrait avec peine l'information. James l'embrassait, sur les lèvres, ses mains encerclant sa taille, finement dessinée dans sa longue robe en satin. La rousse cligna plusieurs fois des yeux, comme si, dans un vain espoir, ils allaient disparaître comme sur une ardoise magique. Mais il n'en était rien, malheureusement.

Son cœur semblait s’être arrêté, transpercé de mille Lame de Roc, et soudain, tout devint noir et froid autour d'elle. Les gens ne dansaient plus, le temps s'était comme suspendu et elle sentit le monde s'écrouler sous ses pieds, comme si elle faisait une chute de milles étages. « Mais… » Ses oreilles bourdonnaient, il n'y avait plus de musique, plus rien, plus personne. Un bug dans le système. Le noir total. James embrassait cette fille… C'était la fin de son monde. Elle avait l’impression de se noyer, de se faire littéralement engloutir par un tsunami mais elle resta là, pétrifiée, impuissante, la bouche entre-ouverte et les bras ballants, le cœur déchiré. Au coin de ses yeux, des larmes commencèrent à se former, de façon incontrôlable. Cette scène, elle l'avait déjà vécue, des années auparavant. Elle avait eu mal aussi, terriblement, en voyant Cassidy embrasser Cole, mais ça n'était pas aussi dur, pas aussi douloureux que maintenant. Là c'était pire que tout : ça faisait beaucoup, beaucoup trop mal. Cet atroce souvenir mêlé à la réalité fit presque perdre pied à Jessie. La jolie rousse se sentait mourir sur place, de se désintégrer. Elle avait envie de disparaître, d'hurler, de tout réduire en cendres. Elle était comme seule dans la pièce, face à cette vision d'horreur. La nausée s'empara d'elle tandis que la salle semblait tourner et tourner, ne lui laissant qu'une seule image nette : celle de James et de cette mégère, échangeant un baiser. Manquant de tomber, elle se retint au bar, étouffant une plainte inaudible.

Le sol était terriblement collant : ses pieds nus dans ses talons étaient recouverts d'alcool, tandis que les éclats de verres grouillaient un peu partout. Mais elle s'en fichait. Plus rien ne semblait avoir d'importance. Elle resta complètement pétrifiée, incapable de bouger. Elle avait envie de crier, d'hurler, mais une atroce boule s'était formée dans sa gorge nouée, rendant toute action impossible.

- Non… non…, murmura-t-elle, démunie.

Pas James, pas lui, pas avec elle. Jessie serrait les dents, les poings, pour ne pas s'effondrer, pour ne pas fondre en larmes devant tout le monde… mais avant qu'elle n'ait pu réagir, Miaouss accouru vers elle, enjoué.

- Ehh Jessie, t'es v'nue finôlement !

Devant son air placide et complètement à l'ouest, le félin bipède suivi le regard de la jeune femme, et vit alors James rire avec Jolene, dansant toujours avec elle.

- Bohoooho t'o vu c'quo j'ai vu ? Ils se sont embrassés, j'le sôvais ! Notre petit Jimmy navigue sur les eaux troubles de l'amour maint'nant ! Qui aurait cru qu'ce s'rait le premier Rattata d'entre nous qui quit'rait l'navire ?

Jessie ne réagit pas, elle ne pouvait plus rien entendre, plus rien comprendre. Elle le regarda, et ce dernier avait un regard rempli de malice, le sourire au coin des babines, qui contrastait fortement avec la situation. Mais son regard chafouin perdit de son éclat. Il fut soudainement pris d'inquiétude, agitant ses bras.

- Wouuuhou, Jessie ? Ça vô ? T'ôs cassé ton verre…

Elle le fixa alors, hébétée. C'était insoutenable, trop. Ne sachant pas quoi faire, Jessie secoua la tête bêtement.

- Je… je reviens…

Sans attendre elle tourna les talons, et prit la direction de la sortie presque en courant, sentant les larmes couler le long de ses joues. Elle avait beau contracter sa mâchoire, renifler, rien ne fonctionnait : elle explosait littéralement en sanglots.

En ouvrant la porte battante, elle recula d'un pas, arrêtée brusquement dans son élan par un visage familier. Face à elle se tenait Ariane, accompagnée d'Amos, de Lambda, et de Wendy. Cette dernière arborait fièrement un ventre rond, bien visible sous sa petite robe verte. Elle toisa Jessie d'un regard assassin, toujours en rogne pour cette histoire de jus de fruit, tandis que la commandante aux cheveux flamboyants prit la parole.

- Jessica, je suis si heureuse de te voir !, dit-elle avant de remarquer les yeux gonflés et emplis de larmes de son ancienne protégée. Mais… est-ce que tout va bien ?

- Pas maintenant.

Jessie écarta un passage entre Ariane et Amos pour passer, lorsque la rousse la prit par le bras.

- Qu'est-ce qui ne va, Jessie ?

En se retournant vers sa supérieure, Jessie eut l'impression de tomber. D'épaisses larmes sillonnaient son teint de porcelaine, elle ne pouvait plus se retenir.

- Je vais bien, d’accord ? Laisse-moi tranquille !

D'un geste brusque, elle se dégagea de son emprise et disparu dans le corridor sombre, direction les vestiaires. Une fois la porte close, elle fit le tour de la pièce, voyant les murs s'éloigner et se rapprocher d'elle comme si elle était complètement saoule : pas James, pas ça. La douleur était insoutenable. Jessie prit son visage entre ses mains, avant de se mettre à hurler. Un cri de désespoir, déchirant. Il fallait qu'elle évacue, que ça s'arrête. Folle de rage, elle s'emporta, frappant de toutes ses forces dans un casier, encore et encore, jusqu'à ne plus sentir sa main, puis elle s'effondra, se laissant glisser contre le mur, jusqu'à s'asseoir contre, vidée, en pleurs.

 

Forêt de Jade, Kanto. 1988

 

Dans une petite maison traditionnelle japonaise en bois, une famille prenait son petit déjeuner. Le père repréparait du thé, tandis que sa femme et une jeune fille d'environ 12 ans aux cheveux magenta mangeaient leurs petits ramequins de riz, nattō, poisson, et autres mets. L'ambiance était calme et apaisante : le soleil filtrait délicatement à travers les shōji – des portes en bois et en papiers – et donnait à la pièce un aspect cocooning et chaleureux. En fond sonore, la télévision diffusait une émission de téléachat, mais le volume était si bas que l'on entendait juste un faible chuchotement, mêlé aux bourdonnements discrets de Munja et Ninjask qui mangeaient eux aussi dans leurs petites gamelles respectives. Soudain, quelques coups retentirent contre la porte d'entrée. Au vu de la localisation de la maison en lisière de la forêt, ils n'attendaient que rarement de la visite.

- J'vais ouvrir !, dit Jessie en se levant précipitamment.

Elle lâcha ses baguettes et fonça jusqu'à la porte, ignorant le « Jessica, ne court pas ! » de la femme brune. Elle portait un pantacourt bleu et une veste ample assortie. La jeune pré-ado savait qui c'était, aussi, elle ne fut pas surprise lorsqu'en ouvrant la porte boisée, elle vit Ariane sur le perron.

- Salut !, s'enthousiasma Jessie aussitôt, alors que son aînée s'abaissait pour l'embrasser sur la joue.

- Bonjour, Jessica.

- Alors, ils ont répondu ?

Depuis presque 4 ans, la jeune fille vivait là, dans la famille Osaki. Après la dernière visite d'Ariane au foyer pour enfants, elle avait d'abord vécu quelques semaines dans une autre famille, mais ils n'avaient pas souhaité la garder parmi eux lorsque la mère avait découvert qu'elle attendait un bébé. Les Profaci lui ayant mis la pression, Jessie fit tout ce qu'il fallait pour la suivante soit la bonne, et elle le fut, sans même que la petite n'ait dû faire beaucoup d'efforts. Les Osaki étaient des gens gentils, compréhensifs et chaleureux. Ils étaient très traditionnels dans leur façon de vivre. La maman, Meg, ne travaillait pas et s'occupait de la maison et du jardin, et le père, lui, était un ancien espion du gouvernement : un ninja.

Jessie s'était bien intégrée. Sa tutrice était danseuse, et elle l'avait vite inscrit à des cours, qui passionnaient la petite fille, tandis que l'homme lui apprenait les rudiments du ninjutsu. Si la partie arts martiaux, espionnage et sabotage intéressaient fort Jessie, il lui manquait des qualités primordiales : la patience et la concentration. Elle avait tout de même obtenu un titre inventé de toute pièce par son papa de substitution : « Princesse ninja ». Depuis 4 ans environ, elle s'épanouissait dans cette famille qu'elle adorait, mais elle n'oubliait pas ses origines ni sa Familia. Ariane lui rendait visite, et elle venait la chercher tous les ans, pour le repas en l'honneur de Jane, chez les Profaci.

Ce jour-là, Ariane n'était pas venue pour une visite de courtoisie, en témoignait l'épaisse enveloppe marron qu'elle tenait fermement entre ses doigts ornés de bagues dorées. Elle sourit.

- Je t'attendais pour l'ouvrir ! Tu as hâte ?

- Oh que oui ! Viens, entre ! Ken prépare du thé !

Lorsqu'Ariane mit à un pied à l'intérieur pour la suivre, Jessie la corrigea immédiatement.

- Il faut retirer tes chaussures et mettre les chaussons qui sont là !

L'agent d'Élite regarda lesdites pantoufles dans une mine dégoûtée : quelqu'un les avait-elles déjà porté avant ? Et puis pourquoi ne pas garder ses chaussures, comme les gens civilisés ? À vrai dire, Ariane n'appréciait pas beaucoup la façon de vivre, très à l'ancienne, de la famille Osaki, pour la simple et bonne raison que toutes ces règles aussi idiotes que dépassées lui rappelaient sa propre famille, qu'elle avait laissé derrière elle à Écorsia, il y a bien longtemps maintenant.

Elle ne rechigna cependant pas à enfiler les chaussons, ne voulant pas contrarier sa protégée qu'elle n'avait pas vu depuis plusieurs mois. Jessie lui semblait en forme, heureuse. La stabilité de ce foyer était vraiment bénéfique pour elle : elle avait enfin une vie « normale », loin du crime. Malgré la perte de ses deux parents, elle s'épanouissait et pratiquait des activités qui lui plaisaient, même si Ariane s'inquiétait toujours un peu du fait qu'elle n'ait aucun ami : en effet, Jessie était scolarisée à la maison. En dehors de ses tuteurs, elle ne fréquentait personne, et surtout personne de son âge. Elle s'impatientait donc autant que la jeune fille d'ouvrir le courrier…

- Qui est-ce ?, demanda Meg.

- C'est Ariane ! Elle a reçu la lettre de l'école !

Aussitôt, le couple échangea un regard concerné, alors que la future commandante entra dans la pièce. Face à eux, elle se plaça bien droite, avant de s'incliner légèrement pour les saluer.

- M. et Mme Osaki…

La femme brune d'une quarantaine d'années s'était levée. Elle s'abaissa plus encore, marquant son respect pour Ariane, bien qu'en réalité, elle ne la portait pas vraiment dans son cœur.

- Bonjour, dit-elle. Prenez place. Je vous sers quelque chose ?

- Je prendrais bien un thé, merci.

Avant même qu'elle ne puisse faire un pas, Jessie passa derrière la rousse et lui chipa l'enveloppe.

- Mais d'abord, on l'ouvre !, s'enthousiasma-t-elle en s'affalant à table.

- Jessica !, la réprimanda Meg.

- Je peux regarder les résultats ? S'il te plaît…

Un silence s'ensuivit, tandis que Ken posait le thé sur la table basse.

- Il doit être chaud, précisa-t-il.

- Merci, répondit la rousse sobrement.

- C'est pas une cérémonie là, d'accord ?! J'peux l'ouvrir maintenant ?

Ariane repensa de nouveau à sa famille. À Johto, ce genre de traditions et rituels de politesse à outrance étaient bien plus monnaie courante qu'à Kanto, qui était connue pour être une région plus moderne. Ses parents avaient les mêmes manières insupportables et mielleuses que les Osaki. Avant d'être recrutée par Mme Boss, on lui répétait sans cesse qu'elle avait un problème, qu'elle était différente, alors qu'en réalité elle avait juste la rage. Une rage indécente contre cette société, mais aussi celle de vivre, de découvrir de nouvelles expériences, et elle savait que Jessie avait la même rage au fond d'elle. Voulant écourter le suspense, elle lui donna le courrier.

- Oui, vas-y, finit par acquiescer Meg.

Cette dernière n'était pas enchantée à l'idée que l'adolescente s'en aille dans une école mondaine de danse et de gymnastique, alors qu'elle avait tout pour apprendre ici. Le couple en général n'appréciait pas non plus qu'Ariane soit encore si proche de la jeune fille, alors qu'elle n'avait pas daigné s'occuper d'elle plus que ça pendant ces dernières années. C'était eux qui l’avaient récupéré avec ses démons et ses angoisses, qui la nourrissaient, la choyaient, alors qu'Ariane n'avait qu'à passer de temps à autre avec des cadeaux : c'était facile, injuste. Elle avait le beau rôle sans se fouler, finalement.

La tension planait dans la pièce, alors que Jessie tentait de décoller délicatement le rabat de l'enveloppe. N'y parvenant pas, elle finit par la déchiqueter, puis sorti précipitamment le résultat du concours. Elle la prit entre ses mains fébriles, et lu à haute voix :

- Mademoiselle Austin… blablabla… le plaisir de vous annoncer que vous êtes ADMISE EN TANT QU'ÉLÈVE DANS NOTRE INSTITUTION !!!

Surprise, Jessie sentait son cœur battre à toute vitesse tandis que ses yeux s'écarquillaient : elle était prise à l'école, ça y était ! Elle allait pouvoir devenir qui elle voulait, devenir une star.

- JE SUIS REÇUE !!!, s’écria-t-elle. J'y crois pas, c'est génial ! Je vais devenir une grande vedette !

- Félicitations, Jessie ! Je suis très heureuse pour toi, répondit Ariane en l'accueillant entre ses bras.

- Oui, bravo ma puce !, dit finalement Meg, en enlaçant Jessie à son tour. Tu le mérites, tu es très douée.

- Tu vas faire des merveilles là-bas, bien joué, princesse !, termina Ken en lui tapotant l'épaule.

Jessie avait hâte, mais elle avait une appréhension tout de même : elle allait quitter son petit cocon qu'elle avait mis tant de temps à trouver pour plonger dans l'inconnu. Sous les regards protecteurs autour d'elle, elle joignit ses mains avant de soupirer, satisfaite.

- Vous allez me manquer…

- Tu ne pars qu'à la fin de l'été, ce n'est pas encore le moment des adieux !, rassura sa tutrice en lui caressant les cheveux.

- Oui, c'est vrai. Nous avons encore le temps.

Ce fut l'avant-dernière visite d'Ariane dans cette maison. Comme le voulait la tradition, juste avant la rentrée des classes, elle vit ces gens pour la dernière fois en venant chercher Jessie pour le repas en l'honneur de Jane.

 

QG de la TR, Jadielle, Kanto. 2008

 

Les yeux embués de larmes, Jessie commençait à voir les affiches épinglées sur le mur en face d'elle complètement floues. Elle se sentait vide, seule au monde. Lorsqu'elle apprenait une mauvaise nouvelle, d'habitude, c'est sur l'épaule de James qu'elle pleurait – même si la plupart du temps, c'était l'inverse – et ce soir, il n'y a qu'à lui qu'elle avait envie de confier ses sentiments, mais c'était impossible, malheureusement. Elle ne pouvait pas se confier à Miaouss non plus, à son grand damne, ni à Qulbutoké d'ailleurs, puisque jamais elle ne pourrait leur avouer ce mal qui la rongeait de l'intérieur, jamais. Elle avait déjà tant de mal à l'admettre, à se l'avouer à elle-même alors à quelqu'un d'autre… comment pourrait-elle trouver les mots ?

Elle se repassait dans sa tête en boucle cette vision infernale de son équipier avec Jolene en train de s'embrasser, comme si elle n'était rien, comme si elle n'existait pas. Malgré leur dispute, il avait dit à Miaouss qu'il ne voulait pas la perdre. Mais ça revenait au même : même s'il la pardonnait, il avait quand même embrassé Jolene.

Mais pouvait-elle vraiment le lui reprocher ? Il n'avait rien fait de mal, c'était bien ça le pire : n'avait-il pas le droit d'être heureux avec quelqu'un ? Après tout, cela ne changeait en rien leur amitié. Alors si, bien sûr, ils allaient s'éloigner… Il allait sûrement vouloir continuer à travailler avec cette sale pimbêche suffisante, et au vu des relations entre les deux jeunes femmes, ça allait entacher leur propre relation, c'était sûr. Ils se verraient au départ tous les jours, puis quelques fois par semaine, puis par mois, puis pour de rares occasions, pour finalement s'envoyer une banale carte de vœux impersonnelle à chaque anniversaire ou à Noël…

Mais c'était ça la vie, après tout, non ? Les amis tout comme les membres d'une fratrie vivaient des moments forts, évoluaient ensemble, puis chacun suivait son propre chemin ? Jessie ne pouvait pas se résoudre à ça : non, pas cette fois. Elle avait déjà dû accepter de voir partir sa mère, Astin, puis Cassidy, tous ses rêves et ses espoirs. Elle ne pouvait pas voir partir James, non, ni Miaouss. Mais surtout pas James. Pas lui. C'était si égoïste de sa part… mais tellement logique. Avait-elle envie de le laisser embrasser cette fille, encore et encore ? Faire l'amour avec elle ? L'épouser peut-être ? Avoir des enfants ? À cette pensée, elle se mit à serrer les poings plus fort, et sa douleur à la main se raviva, même si ce n'était pas la pire : son cœur était en miette, complètement brisé. Non, elle n'accepterait pas ça. Rien que de l'imaginer, ça faisait beaucoup trop mal. Que ce soit avec Jolene parce qu'elle la détestait… mais avec qui que ce soit d'autre, d'ailleurs. De toute façon, qui que ce soit, elle allait la haïr, c'était sûr. Mais pourquoi bordel ? Qu'est-ce qui clochait chez elle ?

Il fallait qu'elle lâche prise et qu'elle se l'avoue, mais même seule face au mur flou, elle n'y parvenait pas, c'était trop dur, et pourtant à chaque fois qu'elle repassait dans son esprit l'atroce film du jeune sbire aux cheveux lavande embrassant leur supérieure, les mêmes poignards transperçaient son cœur, et elle ne pouvait pas s'empêcher de se revoir dans les bras de celui qui lui échappait, dans la source chaude aux îles Sevii, quelques mois plus tôt.

« J'aurai pu l'embrasser, moi aussi ». Oui, et à plusieurs reprises, d'ailleurs. Lorsqu'elle lui avait demandé d'imiter un baiser, lorsqu'elle avait posé sa tête contre lui, sous le ciel étoilé…

Elle avait tant besoin qu'il la rassure qu'elle eût presque l'impression de le sentir contre elle, de sentir son odeur et sa peau. Si seulement il était là… Elle étouffa un sanglot de plus. La même question revenait : « Qu'est-ce qui cloche chez moi ? ». Après tout, le monde était rempli de garçons tous plus beaux, gentils, drôles, intelligents et riches les uns que les autres, et elle avait toujours eu pour but de s'en dégoter un parfait, comme ce docteur Blanc qu'elle avait rencontré à Kalos, par exemple, alors pourquoi ? Pourquoi cet imbécile la mettait dans cet état ?! « Parce qu'il m'accepte comme je suis. Pour la première fois, je n'ai pas eu à mentir sur mon identité, mon métier, ma vie entière pour lui plaire et le convaincre de m'aimer ». Lorsqu'elle se dit ça, elle réalisa soudain qu'en fait, ce qui lui faisait mal, justement, c'était que contrairement à ce qu'elle croyait, il ne l'aimait pas. Du moins, pas comme elle pensait.

L'idée que James puisse être amoureux d'elle ne lui avait jamais traversé l'esprit pourtant, mais c'était si naturel entre eux, si facile, si fusionnel… Elle n'avait jamais eu à se demander si c'était le cas : c'était implicite, une certitude. Jamais ils n'auraient pu se séparer et tracer leur propre route, jamais. C'était des élucubrations, à chaque fois, et même quand ils avaient tenté de partir, tous les trois de leur côté, ça n'avait jamais abouti à rien. Sa vie, elle ne l'imaginait pas sans James, ni sans Miaouss, même si bien sûr, un jour, il aurait probablement fallu que quelques choses changent… Mais pas aujourd'hui, et surtout pas comme ça.

« J'aurai dû l'embrasser ». Elle repensa à tous ces moments où elle aurait pu, et le faire, et alors elle se dit que rien de ce qui s'est produit aujourd'hui ne serait jamais arrivé. Il n'aurait pas laissé Jolene s'immiscer, si la place avait été prise. Oui mais comment aurait-elle pu savoir que c'était le moment ? Avant ce soir, elle n'avait jamais osé imaginer échanger un baiser avec son équipier, jamais elle n'aurait cru qu'un jour elle en aurait eu envie, d'ailleurs. Peut-être même qu'à toutes ces occasions, si elle ne l'avait jamais fait, c'était parce qu'elle n'en avait pas vraiment ressenti le besoin, tout compte fait ?

Elle se calma un peu, avant de repenser encore à cette scène. Là, tout de suite, elle aurait eu envie de l'embrasser, à plusieurs reprises… Tellement de fois. Elle repensa d'abord au festival mécanique à Kalos, lorsqu'il avait plaqué sa main près d'elle, sur le mur. Son cœur avait manqué un battement, puis finalement non, ce n'était rien. Les instants se bousculaient dans sa tête : il y avait ce moment où son équipier avait pris ses mains et l’avait regardée droit dans les yeux pour la réconforter, après la fête des princesses il y a bien longtemps, lorsqu’elle avait échoué d’avoir l’assortiment de poupées, puis des années plus tard, quand ils avaient été transformés en pierre… Lors de la victoire du jeune sbire, déguisé en Jessilina, lorsqu'elle lui avait sauté au cou, ou après sa défaite de reine de Kalos, quand elle l'avait remercié à demi-mot d'être un supporter exemplaire. Ce jour-là, elle aurait pu, et aussi, l'embrasser. Tout comme la fois où il l'avait consolé de n'avoir pas gagné assez d'argent pour elle-ne-savait-même-plus-quoi, quand il avait pris ses mains de la façon la plus réconfortante qui soit. Dans la montgolfière, après qu'il soit parti de chez ses parents. Déjà à l'académie, peu de temps après leur « rencontre », elle aurait dû l'embrasser, quand il était tombé au-dessus d'elle… Tellement d'occasions manquées, tellement de fois où ils étaient si proches qu'un petit pas en avant aurait tout changé. Saleté de temps qui ne se rattrape pas et file à toute vitesse. Si seulement…

Elle avala difficilement sa salive et regarda machinalement ses ongles. Elle avait l'impression que sa main pesait une tonne, de même que son corps, comme s'il était fait de plomb, et qu’elle était incapable de se lever. Ce qui clochait chez elle, c'était qu'elle était amoureuse de James, c'était aussi simple que ça, et aussi compliqué que ça en avait l'air.

Elle soupira doucement, tandis que ses larmes commençaient à sécher. C'est à ce moment-là que la porte s'entrouvrit, dévoilant Cassidy, qui se glissa à l'intérieur du vestiaire, à pas de Persian.

- Jessie, tiens, tiens… Tu n'es pas à la fête ?

- Cassidy ! Manquait plus qu'toi… C'est l'pompon !

Elle ne ressentait même pas vraiment de colère envers sa rivale, tellement elle était vidée, lasse. Pourtant, Cassidy exhibait son petit sourire le plus narquois et ironique possible, amusée par la situation. Elle reprit, adossée au mur face à Jessie.

- Ça a un petit goût de déjà-vu tout ça, non ?, minauda-t-elle en faisant tourner son index.

- Ah oui, et tu vas m'enfermer dans le vestiaire cette fois encore ?!

Jessie n'avait pas vraiment crié mais plutôt grogné, agacée. Cassidy l'avait piquée à vif et avait effectivement ravivé un souvenir douloureux, rageant. La jolie blonde lécha ses lèvres avec soin avant de continuer, jubilant tout en croisant les bras.

- Ça fait mal, pas vrai ?

- J'vois pas d'quoi tu parles !

- De James, avec cette fille, Jolene. C'est douloureux de voir la personne que tu aimes partir avec une autre, j'ai pas raison ?, demanda-t-elle en penchant légèrement la tête sur le côté.

Jessie releva le menton vers Cassidy, ses yeux se remplissant de larmes à nouveau.

- Ça n'a rien à voir !

- Oh que si ! Je te l'ai dit tout à l'heure, ça s'appelle le karma, Jessie.

- Laisse tomber tu veux ? T'as rien à faire ici, retourne danser avec ton imbécile de petit-ami et fiche moi la paix !

- Tu as raison, quelqu'un m'attend dans la salle, contrairement à toi…

Jessie pressa son poing contre sa bouche, se retenant de pleurer, encore.

- Je dois dire que ça m'a surprise, que tu en pinces pour cet incapable de James. Mais après tout pourquoi pas, qui se ressemble s'assemble ! Oh mais attend… non, il ne veut pas d'toi, suis-je bête !

- T'as fini ton numéro ?

Jessie commença réellement à s'énerver, sentant son cœur battre contre ses tempes. De quel droit Cassidy venait-elle lui rire au nez, gratuitement, pour se moquer ouvertement de son malheur alors qu'elle était au plus bas ? Et de quel droit, d'ailleurs, se permettait elle de dire qu'elle en « pinçait » pour James ? La jolie rousse serra plus fort les dents : si ça l'agaçait autant, c'est que dans le fond, Cassidy avait raison : elle en pinçait vraiment pour lui, plus fort qu'une attaque Pince-Masse. Sa rivale poursuivit.

- Tu n'as pas changé ma pauvre ! Tu me ferais presque pitié…

- Toi non plus tu n'as pas changé, sale petite garce ! C'est toi a été raconter à Jolene qui était ma mère ? Et qu'on avait eu une relation toi et moi ?! Pfff… Quelle question… qui d'autre ?

Le cœur de Cassidy manqua un battement : cela faisait si longtemps que des mots n'avaient pas été mis sur cette situation passée, que personne n'en avait parlé, comme si ça n'avait jamais existé, que c'était trop tabou… Elle senti sa gorge se serrer à la simple pensée que tout ce qu'elle détestait aujourd'hui chez Jessie, elle l'avait aimé plus que tout, il y a des années. Le fait que Jessie en parle ouvertement lui donna une claque terrible : c'était réel, et pire encore, quelqu'un était au courant.

Elle fronça les sourcils tandis que son sourire narquois avait totalement disparu.

- Jolene est au courant de quoi exactement ?

- J'en sais rien, d'accord ?! Elle a insinué que tu étais mon ex, et qu'elle savait qui était ma mère, qu'elle avait lu toutes les archives…

- C'est impossible, personne ne le sait ici ! À part toi et moi ! Et jamais je ne lancerai une rumeur qui me mette dans une position délicate, comme tu t'en doutes… Je suis désolée Jessie, mais c'est forcément James, ou votre imbécile de chat puant !

- Ils ne sont pas au courant ! Par contre, qui sait si Buffy n'a pas été mis au parfum ?!, se défendit Jessie en accusant son partenaire.

- Il ne sait rien sur ta mère, et il n'a aucun détail sur nous ! De toute façon, il n'osera pas en parler : il sait que ça me collerait une honte monumentale !

- Mais alors qui a parlé, hein ? Giovanni ? Ariane ?, exigea-t-elle de savoir, comme si la blonde avait toutes les réponses.

- Je vois mal le Boss s'amuser à divulguer ce genre d'informations de bas étage…

- Tu dois avoir raison. Elle a tout cherché sur moi dans son ordinateur pour m'évincer et partir avec James à mon nez et à ma barbe, je vais lui faire la peau !, déclara Jessie après avoir marmonné sa théorie instantanée à haute voix.

- Comme d'habitude, le monde entier se ligue contre toi !, soupira Cassidy en levant les yeux au ciel, fatiguée de l’énième numéro théâtral que son ex provoquait. Pauvre petite Jessie… Je vois mal quelqu'un élaborer un plan si sophistiqué juste pour avoir James ! Mais enfin bon… je verserais presque une larme, si je n'en avais pas rien à faire ! Bon, c'est pas que j'm'ennuie mais ça n'est plus vraiment marrant alors… bonne soirée, Jessie !

- C'est ça, bon vent !

La blonde entreprit de partir, lorsque finalement, elle fit volte-face en entendant sa comparse renifler.

- Tu devrais quand même jeter un œil à ces archives. On ne sait jamais…, dit-elle très sérieusement, avant de prendre la porte.

Cassidy se souvenait très bien à quel point, même 10 ans après la mort de sa mère, Jessie était encore affectée par cet événement. Se moquer d'elle parce qu'elle avait une peine de cœur était acceptable, mais Jane… c'était un sujet bien trop sensible pour se prêter à moqueries : Cassidy n'était tout de même pas un monstre.

Maison de la famille Boss, Céladopole, Kanto. 1991

Dans les chemins de terre, en périphérie de la ville, Cassidy commençait à fatiguer. Il fallait dire que la pente était très raide. Cette année, le repas en l'honneur de Jane se passait en février : Mme Boss ayant été hospitalisée, et avec la création de l'académie Rocket, tout avait été décalé. Enveloppée dans sa veste en jean doublée de moumoute, la jeune blonde avait terriblement chaud. Elle l'enleva, et se sentit tout de suite revigorée au contact de l'air frais sur ses bras frêles.

- Allez, ne traîne pas, on est presque arrivées !, dit Jessie en pressant le pas, tandis que sa comparse pliait délicatement sa veste sur son bras.

- Je suis juste derrière toi !, souffla-t-elle, avant de se pencher en avant, mains sur ses genoux, épuisée. C'est encore loin, Austin ?

- Non, c'est juste là, en haut.

Cassidy releva alors la tête en direction du haut de la colline. De son point de vue, elle paraissait infinie, mais lorsqu'elle vit Jessie disparaître, elle comprit qu'en effet, la maison était proche. « Voilà qui doit décourager plus d'un cambrioleur », se dit-elle à elle-même, lorsqu'elle arriva au sommet, devant un fil tendu, entre deux grands arbres.

- Il faut l'enjamber sans le toucher ! Fais gaffe, dit Jessie.

La blonde jeta un œil aux environs et vit alors deux grosses caméras dans les sapins. Elle s'exécuta, puis emboîta le pas à la rousse jusqu'à un haut muret recouvert de lierre. Les plantes étaient si épaisses et denses qu'elle n'avait pas vu le portail, qui s'ouvrit lorsque Jessie posa sa paume sur un petit pad noir, dissimulé dans la pierre.

- C'est quoi toute cette sécurité ? On va chez la reine de Galar ou quoi ?

- Je t'ai dit qui ils étaient, mais t'as dit que j'exagérais !

- Parce que c'est ce que tu fais d'habitude !, se défendit Cassidy, alors que la porte s'ouvrait dans un grincement métallique.

- Vas-y entre, et attend-moi ici.

La jeune adolescente obéit. Elle en profita pour admirer la demeure : une immense maison en pierres brunes et orangées, au milieu d'un jardin incroyablement fleuri. Les fenêtres étaient encerclées de cadres en bois brillants, et sur la terrasse, il y avait un salon de jardin tout en rotin, des hamacs et un jacuzzi. À côté, du linge pendait sur de longues cordes. On se serait cru très loin de Kanto, au cœur de l'Italie.

Jessie, elle, ne prêta aucune attention au décor. Elle avança vers la porte, et sonna une première fois. Son impatience légendaire la poussa à réitérer, au moment même où Ariane apparu sur le perron.

- Jessie, ne sonne pas comme ça ! Giovanni essaie d'endormir Silver…, se dépita la jeune femme, les yeux cernés.

- Désolée. Je voulais que ce soit toi qui m’ouvres à vrai dire… Je suis venue accompagnée.

Ariane rabattu son châle sur son épaule avant de faire un pas vers l'extérieur, épiant l'invitée. Jessie ne lui laissa pas le luxe de poser une seule question.

- C'est Cassidy. Elle ne dira rien à personne, c'est mon amie.

- T'es pas sérieuse ! Jessica ! Tu sais très bien que tu ne peux pas ramener n'importe qui ici. C'est dangereux, non seulement pour ton amie, mais surtout pour nous !

Lorgnant férocement sur Cassidy, Ariane se demandait déjà comment elle allait annoncer à Giovanni qu'une inconnue était sur leurs terres. Malheureusement, elle savait que si le risque était trop important, il n'hésiterait pas à descendre la jeune adolescente.

- Elle n'est au courant de rien. J'ai juste dit que vous étiez ma famille, Ariane, s'il te plaît. Elle est très importante pour moi. Et on est là pour honorer la mémoire de maman, s'il te plaît…, supplia Jessie, mimant des yeux larmoyants de Chacripan Potté, les mains jointes comme pour implorer Arceus.

- Je ne sais pas, Jessie. Tu me mets dans une position délicate.

- Je suis à la Pokémon Tech, comme vous vouliez ! J'ai fait tout ce que vous m'avez demandé ! Je veux juste qu'elle dîne avec nous, c'est trop demandé ? S'il te plaît…

Attendrie, Ariane céda, en poussant tout de même un bruyant soupir. Elle n'avait jamais vu Jessie si enthousiaste et heureuse. Du moins, pas depuis très longtemps.

- Boooon… d'accord. Je vais lui parler. Mais tu te tiens correctement !

- Ohhh merci Ariane ! Merci beaucoup ! Wanda a préparé des lasagnes ? Ça sent super bon !, s'exclama Jessie tout en pénétrant à l'intérieur, en même temps qu'elle enlevait son blouson.

Agacée, Ariane mit son doigt contre ses lèvres afin de signifier à la jeune femme qu'elle devait baisser d'un ton. Le bébé, elle venait de le dire. Jessie n'écoutait décidément jamais rien… Donnant l'exemple, elle reprit en chuchotant :

- Des pâtes à la bolognese. Va poser tes affaires en bas, je vais briefer ta copine.

Donnant une brève tape sur l'épaule de Jessie, Ariane attendit qu'elle ne disparaisse dans la maison, avant de fermer la porte. Elle descendit alors lentement les marches de pierre puis marcha jusqu'à la blonde, qui la regardait de façon inquiète. De leurs lèvres s'échappait une faible fumée, due au froid. Arrivée à la hauteur de Cassidy, Ariane frotta ses épaules gelées de ses mains, sous son châle. La blonde avait fini par remettre sa veste, gelée elle aussi.

- Bonjour.

- Bonjour…, répondit Cassidy, nerveuse.

- Je suis Ariane, enchantée de te connaître, euh… ?, demanda la rousse, en lui tendant la main.

- Elle me l'a dit, oui. Et moi c'est Cassidy, dit-elle, décontenancée d'être face à une femme d'une telle prestance.

Pourtant adulée et très sûre d'elle, la jeune blonde ne faisait pas la maligne. Jessie lui avait parlé de mafia, d'une famille renommée et très dangereuse, et en voyant cette femme, la maison et le système de sécurité, elle ne pouvait que mesurer l'ampleur de ce qui était en train de se passer. Sans sourciller, elle serra la frêle main d'Ariane, dont l'annulaire était cerclé d'une imposante alliance pleine de diamants. Son attention se reporta alors sur son visage, dont les traits étaient tirés malgré son maquillage impeccable.

- Son amie de la Pokémon Technical Institute, c'est ça ?

- Sa petite amie, corrigea fièrement Cassidy.

Étant obligée de cacher sa relation amoureuse au vu de sa réputation à tenir et de l'esprit puritain et étriqué de sa famille ainsi que de l'administration de l'école, la jeune fille éprouvait une certaine liberté et puissance à dire ces quelques mots à haute voix. De son côté, Ariane sourit alors de façon grinçante : connaissant Jessie, elle avait forcément tout balancé. La jeune maman savait que sa protégée n'avait jamais vraiment eu d'ami(e)s, et encore moins des gens à qui elle pouvait faire suffisamment confiance pour leur dévoiler ce sombre pan de sa vie, ne serait-ce par rapport au danger représenté. Si Cassidy était là, ce n'était pas pour rien, et le fait que ce soit sa petite amie était pire encore : Ariane ne connaissait que trop bien le principe des confidences sur l'oreiller – c'est d'ailleurs probablement ce qui avait tué Jane.

Cependant, le fait de voir Jessie s'épanouir avec quelqu'un après toutes les épreuves qu'elle avait traversé était bien plus important à ses yeux. Une ado qui veut présenter sa copine à son entourage, quoi de plus normal, finalement ? Le fait d'avoir grandi dans ce milieu lui interdisait donc toute relation ? Après tout ce qu'elle avait vécu… c'était la moindre des choses que d'accepter Cassidy aujourd'hui. De plus, Jessie ne lui avait pas fait part de la bonne nouvelle. Elle n'avait même jamais fait de coming-out : avait-elle peur du jugement de sa Familia ? Probablement.

Ariane pinça légèrement ses lèvres. Non, elle ne pouvait pas laisser les hommes de main de Giovanni s'occuper d'elle comme elle s'était elle-même occupée de Phil. Ne pouvant pas se résoudre à ficher Cassidy dehors ni à la jeter en pâture à son mari, elle décida d'improviser.

- Allez, suis-moi, Cassidy. Tu dois être morte de froid !

- Et de fatigue… J'avoue que la route jusqu'ici est plutôt rude.

- Il faut ce qu'il faut pour ne pas être embêté par des voisins, dit Ariane en lançant un clin d'œil à Cassidy tandis qu'elle la conduisait à l'intérieur. Tu peux m'attendre ici une minute ?

La jeune cheerleader acquiesça d'un geste de tête, puis regarda Ariane verrouiller la porte qui avait plusieurs serrures et une alarme. Son hôte passa ensuite un grand porche en pierre, qui séparait le hall d'un couloir. Curieuse, elle détailla la pièce : tous les murs étaient jaunes, et le sol carrelé de tomettes ocres rouges. Un tapis tissé dans le style berbère en couvrait une partie. Près de la porte, il y avait un petit banc en bois mal peint en blanc, et au-dessus un grand cadre avec une affiche vintage du Casino de Céladopole. En regardant de plus près, elle vit alors qu'incrusté dans la pierre de l'arche, il y avait un fin barreau métallique. Probablement un détecteur.

De son côté, Ariane arriva jusqu'à la salle à manger. Jessie était là, plaisantant avec Mme Boss, qui restait assise, sa canne en ivoire de Donphan posée contre le gros fauteuil, Persian à ses pieds. Derrière elle, tirant sur son legging moulant, Marcia tentait vainement de l'interpeler. Lorsque la jeune fille se retourna enfin, la petite se mit à faire de grands gestes, enjouée.

- Regarde Jessica, c'est ma fusée que j'ai fabriqué avec Papa !

- C'est beau, dis donc. Elle vole pour de vrai ?, demanda alors Jessie, en se baissant à sa hauteur.

- Oui, mais si elle s'envole je n'pourrai plus jouer avec !, déclara Marcia, toute fière de sa déduction. Et tu veux voir mes autres jouets ? J'ai un poupon qui mouille ses couches, des PokéPockets et le camion de pompier Pokémobil !, énuméra-t-elle, en comptant sur ses petits doigts potelés.

Mais avant que Jessie ne puisse répondre, Ariane, qui venait d'entrer dans la pièce, lui fit perdre tout intérêt pour la petite fille.

- Tu me montres après, ça marche ?

- Oui d'accord. Nonna, tu joues avec moi aux dominos ?, demanda-t-elle en se tournant vers Mme Boss, ayant déjà oublié Jessie.

Cette dernière entreprit de s'avancer vers Ariane, lorsqu'elle la vit emmener Giovanni, qui venait de descendre l'escalier, dans la cuisine.

- Gio, amore mio, devo parlarti. (Gio, mon amour, je dois te parler.)

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Soigneusement, la rousse verrouilla la porte, avant de jeter un œil vers le salon – les deux pièces étant séparées par un immense aquarium. Elle reprit, à voix basse :

- Jessica a emmené quelqu'un, une amie de l'école. J'ai enquêté sur elle, c'est une fille sans histoire.

- Ça, je crois que c'est à moi d'en juger, grogna-t-il sans attendre.

Giovanni restait placide. Son regard inexpressif était à glacer le sang. Sans un mot, il replaça correctement sa montre autour de son poignet, avant de tirer légèrement sur sa manche.

N'entendant pas un seul mot échangé dans la pièce voisine, et ne pouvant lire sur les lèvres à travers les Écaillon et autres Hypotrempe, Jessie retourna alors vers l'entrée. Elle y retrouva Cassidy, qui attendait toujours, son manteau à la main. À la vue de son amie, la blonde croisa les bras, ses lèvres s'étirant en un sourire charmeur.

- Désolée, je crois que ta venue a déclenchée un branle-bas de combat…, dit Jessie, nerveuse, tout en entortillant ses mains.

Elle était maintenant simplement vêtue d'un legging, d'un crop top noir ample, et de ses grosses baskets compensées blanches et roses. Pour cacher le trou provoqué la coupe de l'antivol, elle avait floqué un logo avec des flammes orange sur le côté de sa chaussure droite.

- Tu m'avais prévenue, c'est pas grave, répondit Cassidy, avant de prendre tendrement sa main afin de la calmer un peu.

- Merci d'être venue.

- C'est normal…

- Je t'aime, tu sais.

Jessie serra ses doigts plus fort. Elle avait l'habitude que la blonde ne réponde pas à cette déclaration, qui semblait pourtant immuable. Comme d'habitude, elle se contenta de l'embrasser, claquant ses lèvres glossées sur celles de Jessie avant de voir Ariane arriver, derrière l'épaule de la future membre du trio.

- Qu'est-ce que vous buvez pour l'apéritif, les filles ?

Comprenant alors que tout était ok pour Giovanni, un sourire fendit le visage enthousiaste de Jessie.

- Merci Ariane, dit-elle en restant calme, on va toutes les deux prendre un Martini, avec un Olivini !

Cassidy acquiesça, et suivit alors leur hôte jusqu'au salon. Une fois l'arche de pierre passée, il fallait descendre trois petites marches, et afin apparaissait la grande pièce à vivre. Le sol était identique à l'entrée, et les murs en crépi jaune. Il y avait une grande table et des chaises au centre de la pièce, et au fond, une cheminée. Une partie du mur était un aquarium : au travers, on pouvait y voir la cuisine. Une partie salon était en contrebas, séparée par un autre porche en pierres et trois larges marches. Elle était composée d'un grand sofa entouré de deux fauteuils douillets en cuir marron. Dans l'un d'entre eux, Mme Boss était assise, Marcia était assise à ses pieds et jouait avec une poupée aux côtés de Persian – qui se prélassait sur l'épais tapis duveteux. Quand Marcia vit Cassidy, elle se leva précipitamment, puis chuchota à l'oreille de sa grand-mère, qui restait imperturbable. Mal à l'aise, Cassidy s'apprêta à se présenter pour briser le silence, lorsque le maître des lieux apparu, un bébé dans les bras.

Tous les regards se braquèrent sur lui, et Persian accourut afin de se frotter aux jambes de son maître. Giovanni, lui, dévisageait Cassidy de la tête aux pieds. Elle s'était plutôt bien habillée pour l'occasion – bien qu'elle fût toujours apprêtée : petit chemisier en soie blanc, une jupe crayon et des bottines. La jeune adolescente hocha la tête en guise de salutation, tandis que son hôte prit la parole.

- Bonjour, dit-il froidement. Je me présente, Giovanni Profaci. Vous n'avez pas été débarrassée de votre manteau ?

- Eh bien je– euh… non, mais–

Très surprise de cette question qu'elle n'attendait pas, Cassidy fut prise au dépourvu et se mit à bafouiller, tandis qu'Ariane l'aida un peu.

- Je manque à tous mes devoirs, le dressing est en bas, suis-moi !

Giovanni haussa un sourcil, avant de lancer un regard froid à sa femme. Cette dernière disparue avec Cassidy, et il attrapa aussitôt le bras de Jessie.

- Je n'ai pas le souvenir qu'elle ait été conviée, dit-il sur un ton désapprobateur malgré son expression impassible.

- Et moi je crois me souvenir que c'est un repas en l'honneur de ma mère, donc j'emmène qui je veux !, rétorqua Jessie en croisant les bras et en levant le nez d'un air de défi.

- Sale petite peste !, râla-t-il alors que Silver se mit à hurler.

- Tu fais même peur à ton mioche !, rétorqua la rousse, alors que Marcia s'agitait.

- Regarde Jessie, c'est mon p'tit frère !

Ignorant la petite fille, son père s'approcha plus près de son interlocutrice.

- Tu as fait entrer une étrangère dans ma maison, et tu vas le regretter, pauvre idiote !

- Si tu t'approches de Cassidy c'est toi qui vas le regretter, j'ai pas peur de toi !, répliqua Jessie en soutenant le regard perçant de Giovanni.

- Tu devrais pourtant…

- ASSEZ !, intervint fermement Mme Boss tout en tapant un coup sec sur le sol avec le bout de sa canne.

Le silence régna dans la pièce un instant, avant que Silver ne pleure de nouveau. Le regard noir de Giovanni ne déviait pas de celui de la fille de Jane, qui était empli de défi et de haine. Pourtant, il n'osa pas contrarier sa mère. Elle était la plus respectée ici, et la véritable hôtesse de la maison.

- Adesso basta ! (Maintenant, arrête !) Donne-moi Silver ! Viens, Marcia.

Wanda fit alors signe à son fils d'approcher, alors que la petite accourut vers elle.

- On n’en a pas fini…, susurra Giovanni.

- Claro qué si ! (Clairement que si !), sermonna Wanda tout en prenant Silver des bras de son fils. On va tous se calmer et agir comme une famille. Installe un couvert pour Cassidy.

Aussitôt dans les bras de sa grand-mère, le bébé aux épais cheveux rouges se tut. Il écarquilla ses yeux de feu devant les grands gestes de sa sœur, tandis que Giovanni s'exécutait.

- Et toi, Jessica, cesse d'être impertinente. Ta mère n'aimerait pas que tu cherches le conflit comme ça.

Wanda gardait un air solennel, aussi Jessie ne dit rien. Elle avait un souvenir flou de sa mère, et à cette époque, elle lui en voulait d'être partie, de l'avoir abandonnée pour donner sa vie pour cette organisation qu'elle détestait tant. La jeune adolescente en avait plus qu'assez que la famille Profaci utilise sa mère pour la culpabiliser : comme si quelqu'un pouvait savoir ce qu'aurait pensé Jane… Elle n'aurait d'ailleurs pas approuvé qu'ils traitent Jessie de la sorte. Elle leva pourtant le menton pour signifier à Mme Boss qu'elle avait bien compris, lorsque Cassidy et Ariane revinrent dans la pièce. Aussitôt, Jessie prit Marcia par la main.

- Viens ma puce, je vais te présenter à mon amie.

- D'accord, dit la petite en attrapant son poupon au vol.

Elles firent quelques pas, jusqu'à arriver à la blonde.

- Marcia, je te présente Cassidy.

Cette dernière s'agenouilla, afin d'être à la hauteur de sa mini hôte.

- Bonjour, Marcia !, dit Cassidy, tandis que la petite regardait Jessie d'un air inquiet et timide.

- Tu dis bonjour ?

- Oui… Bonjour Cassidy.

- Et lui, c'est qui ?, demanda la blonde en désignant le nourrisson en plastique.

- C'est Georges, c'est mon bébé, et moi je suis sa maman !

À l'autre bout de la pièce, Ariane récupérait son fils. Elle embrassa le chérubin sur la joue puis se tourna vers Giovanni, qui ajoutait une assiette et un couteau autour de la table.

- Ça va aller, chéri. C'n'est qu'un repas, laisse couler, dit-elle en posant sa main sur son épaule contractée.

- Je ne supporte pas cette gamine, râla-t-il encore.

- Elle fait des efforts. C'est pas facile pour elle…

- Ne me ressort pas le couplet sur sa mère qui est morte ! Ça fait des années maintenant, il est temps qu'elle grandisse. Mon père a été assassiné et je n'ai jamais été aussi effronté et vil que cette sal…

- Stop, dit Ariane en baissant d'un geste calme le doigt levé de son mari. La procédure concernant Cassidy est la même que d'habitude : on la fait filer, et si quelque chose ne va pas, on la descendra. Mais aujourd'hui, on célèbre la mémoire de Jane. Laisse la petite amie de Jessie être là pour elle. Un point c'est tout.

- Sa petite amie ?, demanda Giovanni du tac-ô-tac, surpris, voire un peu dégoûté.

- Eh oui, Gio. Ne me dis pas que tu désapprouves ça aussi ?

Il réfléchit une seconde, puis hocha la tête.

- Je me fiche qu'elle aime les nibards. Le problème étant que la plupart de nos sbires les aiment aussi, et qu'ils parlent un peu trop à leurs putains…

- C'est une gamine, laisse-la tranquille.

Ariane savait mieux que personne à quel point Jessie avait souffert, et elle en culpabilisait beaucoup. Jessie avait d'abord perdu son père, tué par l'organisation, avant que sa mère ne meure pour le compte de la Team Rocket. Elle avait partagé la vie de plusieurs familles avant d'échouer dans plusieurs voies ; la danse, puis le soin Pokémon. Cette fois, Giovanni avait serré la vis, et il avait décidé qu’elle irait à la Pokémon Tech pour apprendre à dresser des Pokémon, avant d’intégrer l'académie Rocket. Aucun autre choix ne s'offrait à elle de toute façon, puisqu’elle n'avait personne d'autre qu'une Familia qui la traitait comme une étrangère. Ariane était impuissante face à ça : cette vie médiocre, c'était la meilleure qu'ils pouvaient lui offrir.

 

QG de la TR, Jadielle, Kanto. 2008

 

La porte battante s'ouvrit, et alors la musique de la soirée résonna plus fort. Cassidy s'engouffra dans la salle et avança à pas de Persian à travers les invités, jusqu'au bar.

- Un cosmo, s'il vous plaît. Et cette fois, ne lésinez pas sur la vodka, dit-elle en s'essayant gracieusement sur un tabouret.

Lorsque le serveur lui donna son verre, elle le prit rapidement, et pivota face à la foule. Bouleversée par son échange précédent avec Jessie, elle n'attendit pas pour boire une grande gorgée du cocktail coloré. Elle détaillait tous les invités d'un air hautain et supérieur, lorsque son regard se posa sur James et Jolene. Sans vraiment savoir pourquoi, Cassidy éprouvait une certaine forme de colère envers eux. Elle avait beau se réjouir de la peine de Jessie – ou plutôt d'avoir pu lui envoyer en plein visage que ce n'était que justice après ce qu'elle lui avait fait subir lorsqu'elles étaient plus jeunes, elle trouvait le comportement du couple vraiment déplacé et dégueulasse. Il fallait aussi dire que Cassidy ne sentait pas vraiment Jolene non plus : une fille jeune, belle, altruiste, douée dans son domaine et appréciée des hauts gradés… Il n'en fallait pas plus pour que l'ex-cheerleader ne soit suspicieuse. Parce qu'on ne pouvait pas avoir toutes ces qualités sans cacher un terrible secret, quelques choses clochaient forcément chez elle – en dehors de ses goûts douteux en matière de garçon. Comment pouvait-elle savoir pour sa relation passée avec Jessie ? Et pourquoi se servait-elle de cette info ? Pour éloigner James ? Dans tous les cas, Cassidy n'appréciait pas beaucoup que des rumeurs véridiques ne circulent à son sujet, et encore moins à ce sujet.

Elle la regardait minauder devant James, lorsqu'Attila s'approcha d'elle, prenant le siège voisin. Une idée machiavélique parmi tant d'autres lui vint alors en tête, mais elle laissa d'abord parler le blond.

- J'vais reprendre la p'tite sœur !, s'exclama-t-il en posant de façon virulente sa chope de bière vide sur le comptoir tandis que le serveur obéit. Hey, tiens, Cassidy ! J'viens de croiser Bobby, félicitations pour votre mariage à v'nir, j'vois qu'il t'a passé l'fil à la patte !

La jolie blonde leva un sourcil tout en faisant tourner sa paille dans son verre. Elle prit soin d'ignorer les remarques beauf de son comparse, non sans le corriger tout de même.

- C'est Butch. Mais merci, oui. C'est prévu pour le mois de mai, déclara-t-elle tout en faisant tourner sa bague reluisante autour de son annulaire gauche.

- Hé hé, ouais et va falloir fêter ça ! Je me porte volontaire pour enterrer la vie d'garçon de Buck, tiens ! Merci, eh file moi aussi des cacahuètes s'te plaît !, demanda-t-il au serveur, aussitôt qu'il eût reçu son breuvage.

Cassidy croisa soigneusement ses jambes.

- Dis-moi Attila, tu connais Jolene, non ?

Le jeune homme fini d'avaler sa grande rasade avant de répondre, les lèvres pleines de mousse qu'il balaya d'un revers de manche.

- Ouais, elle est de l'Élite. T'as vu qu'elle se tapait le pauvre débile là ? L'équipier de Jessie, dit-il en désignant les deux concernés d'un geste de menton en leur direction. C'est pas croyable qu'un mec comme ça puisse avoir une fille comme elle. Je pensais que c'était… enfin tu vois, une pédale.

Cassidy se força à sourire, bien qu'elle n’eût qu'une envie : lui coller une baffe. Quel genre de personne parlait encore de la sorte en 2008 ? Elle qui avait tant souffert du regard et jugement des autres au lycée à cause de sa relation avec Jessie, elle ne cautionnait absolument pas ce comportement. Cela dit, elle n'avait pas la motivation nécessaire pour tenter d'éduquer ce pèquenaud tout droit sorti de son ranch, pour qui les femmes ne servaient qu'à faire les tâches ménagères, servir la bière et faire des turluttes devant des Matchs Pokémon à la télé. Elle fit rouler ses yeux avant de répondre.

- J'ai vu, oui, mais ça n'est pas de ça dont je voulais te parler. J'ai quelques infos sur comment cette greluche a obtenu son poste…

- J'suis friand de ce genre de truc, balance !

Un sourire non dissimulé aux lèvres, Cassidy cracha alors son venin tel un Séviper, regardant Jolene d'un air carnassier comme si cette dernière était un Mangriff.

- Elle est passée sous le bureau…, chuchota la jeune femme à son collègue avant de lui lancer un clin d'œil.

Attila haussa les sourcils, surpris, puis détailla de nouveau Jolene qui saluait Amos, Lambda et Ariane.

- D'un commandant tu veux dire ?, voulu-t-il immédiatement savoir, curieux.

- Mon chou, est-ce que j'ai mis autant de suspense avant de te dire que Lambda s'envoyait cette gratte-papier de Wendy ? Allons…

Attila regarda de nouveau Jolene, tandis que le Boss lui serrait la main. Manipulé par Cassidy, il lui sembla apercevoir un échange de regard lubrique entre les deux.

- Nan… Le Boss ?, souffla-t-il, choqué.

- Mais je ne t'ai rien dit !, chuchota la blonde en mimant une fermeture éclair sur ses lèvres.

- Évidemment…

Sans attendre, elle se leva et fila avec son verre, lançant un clin d'œil à Attila. Elle ne connaissait que trop bien l'ex fermier : sa rumeur allait enfler, et d'ici peu de temps, cela allait arriver aux oreilles de James. Personne n'avait le droit de faire pleurer Jessie, à part elle bien sûr. Joyeuse après son mauvais tour, elle chercha Butch dans la salle, avant de le rejoindre d'un pas guilleret.

- Je te cherchais, chéri !, lança-t-elle avant d'embrasser furtivement sa joue.

Le jeune homme aux cheveux verts hocha la tête, tandis qu'autour de lui, tout le monde ne parlait plus que de Jolene et du Boss. Il leva un sourcil, accusant sa fiancée.

- Une rumeur ? Encore ?

- Qui te dit que ça vient de moi, cette fois ?, demanda-t-elle en croisant les bras.

- Parce que c'est pas le cas ?

- Je plaide le 5ème amendement !

Butch rit en secouant la tête. Il lui prit son verre des mains avant de boire à la paille. Il reprit.

- C'est pour quoi cette fois, hm ?

- Un différend personnel, tu n'veux pas le savoir, répondit-elle d’un revers de la main, comme pour balayer sa question.

- C'est Jessie, c'est ça ?

Cassidy se contenta de lui envoyer un sourire mystérieux. Ils n'avaient pas besoin de plus pour se comprendre. Au fond de ses yeux améthyste, une lueur de fierté brûlait.

- La mayonnaise a bien prit en tout cas…, dit-il en contemplant la foule, tandis que Cassidy s’éclipsa de nouveau.

- Attend-moi ici, j'arrive.

Elle se faufila à travers les gens présents jusqu'à arriver à Ariane. Elle devait en avoir le cœur net… Sans une once de remords, Cassidy interrompit ses interlocuteurs.

- Je peux vous l'emprunter une minute ?

Ariane se tourna alors vers elle, et en voyant son air sérieux, elle ne perdit pas une seconde.

- Veuillez m'excuser, dit-elle avant de s'extirper de son groupe pour discuter avec la blonde en privé.

- Excuse-moi, il fallait que je te parle, commença Cassidy.

- Jessica était en pleurs, que se passe-t-il ?!

- Oh rien ! Juste une histoire sans intérêt, dédramatisa-t-elle. Je voulais te parler de Jolene à vrai dire ; c'est qui cette fille au juste, hm ?

Ariane sembla soudainement étrangement inquiète, mais elle se ressaisit aussitôt.

- Elle s'occupe de tout ce qui est hacking, sécurité informatique… Pourquoi ?

- Elle est au courant pour Jessie et moi. Ça apparaît quelque part ?

- Je ne vois pas dans quel recueil de données cela pourrait avoir une quelconque utilité, réfléchit Ariane à haute voix. Non, ça m'étonnerait.

- J'espère sincèrement que l'info n'a pas fuité à cause de toi…, menaça la pom-pom girl.

- Sinon quoi ?, rétorqua Ariane, bras croisés.

Son attitude effraya légèrement Cassidy, qui redescendit illico de ses grands Galopa. Elle cacha son malaise en haussant les épaules d’un air qui se voulait nonchalant.

- Je serai déçue, c'est tout. Je te fais confiance, Ariane.

- Tu peux. Mais si tu veux un conseil, c'n'est pas en lançant des bruits de couloir au sujet de cette agent que tu auras une réponse.

Cassidy fut soufflé par l'esprit de déduction d'Ariane, aussi elle ne nia pas.

- C'était juste une vengeance personnelle…

- Tu as encore des progrès à faire en matière de vendetta, dit Ariane d'un air détaché tout en prononçant son dernier mot en italien. Retourne faire la fête, Cassidy. Amuse-toi. Tu as des fiançailles à fêter, il me semble. Félicitations, d'ailleurs. Buffy est un gentil garçon, je suis heureuse pour toi.

Ariane eut une brève pensée pour le couple que la blonde formait auparavant avec Jessie, nostalgique. Elle se souvenait également de l'arrivée du jeune homme au sein de l'organisation, de son recrutement par Yolande. C'était cette même vieille femme qui l'avait recrutée, elle aussi.

- Les nouvelles vont vite !, s'étonna Cassidy. Merci, Ariane.

- Je sais tout ce qui se passe ici, j'ai des yeux partout.

QG de la TR, Jadielle, Kanto. 1994

Après son entretien d'embauche fructueux, Jessie sortit du bureau, un goût amer dans la bouche – et ce n'était pas uniquement à cause du café de la machine automatique qu'elle venait de boire. Elle s'était résignée à retourner auprès de sa Familia, après plusieurs années d'errances et d'échecs en tout genre et dans divers domaines. Contrairement à ce qu'elle croyait, Giovanni n'avait pas rechigné à l'engager, mais il avait été clair : elle allait lui rembourser jusqu'au dernier centime de ce qu'elle avait volé dans son coffre.

- Je peux récupérer ma chambre ?

- Si elle est libre, oui. La conciergerie te donnera une clef.

- Très bien, alors je commence tout de suite ma formation ?

- Lundi prochain, et en tant que sbire. Tu feras le service et la plonge au bar du Casino tous les soirs, et la journée je veux que tu animes une émission de radio pour la Team Rocket. Faire la vedette et manipuler ton petit monde en déblatérant des imbécilités, tu sais faire ça, pas vrai ?

Les poings de Jessie s'étaient serrés au point que ses longs ongles à paillettes cisaillent ses paumes. Elle n'avait qu'une envie : lui coller une énorme claque, renverser son bureau et lui envoyer au visage les pires obscénités mais… elle ne pouvait pas. Giovanni lui offrait une seconde chance, la seule qu'il lui restait. Elle lui en était même reconnaissante, même si ce genre de pique gratuite l'agaçait au plus haut point.

- Et mon salaire dans tout ça ?

- Mais quel salaire ? Tu me dois plus de 4 millions de Pokédollars ! Je t'offre le gîte et le couvert, il me semble que c'est déjà plus que généreux de ma part au vu de ton comportement passé !

- Et comment est-ce que je suis sensée vivre avec ça, hein ? Qui veux-tu que je convainque au juste à la radio si ma douce voix mélodieuse n'est pas entretenue avec du miel d'Apireine et du thé vert au jasmin ?! J'espère que ce genre de petites choses passeront en notes de frais !, râla-t-elle en croisant les bras.

Giovanni s'était massé le front, consterné.

- Tout d'abord, tu me dois le respect. J'attends de toi que tu me vouvoies.

Jessie lui lança un regard noir autant que surprit mais ne répondit pas. Il en profita pour continuer sur sa lancée :

- Par ailleurs je te vouvoierai aussi, à partir de maintenant. Pas de familiarité, pas de traitement de faveur. On ne se connaît plus, Jessica.

En effet, ils ne se connaissaient plus. La dernière fois que la jolie rousse avait vu son Boss, c'était lorsqu'il l'avait cueillie à son retour d'Hoenn. Il lui avait saisi le bras avec la force d'un Machopeur, et lui avait demandé « d'arrêter ses conneries », qu'il ne paierait plus la Pokémon Tech, et qu'elle allait devoir bosser dur pour lui, afin de le rembourser. Cela faisait déjà plusieurs années, mais finalement, Jessie se dit qu'elle ne l'avait jamais vraiment connu, même avant ça.

- Bien, Monsieur, dit-elle calmement, avec tout le respect dû à son supérieur, bien que cette formulation l’exaspérât.

- Si vous voulez de l'argent, Mlle Austin, vous aurez vos pourboires. À vous d'apprendre à gérer un tant soit peu votre budget… Nous avons fini.

Une fois dans le couloir avec son uniforme sur le bras et son badge dans la main, Jessie soupira. Elle était heureuse que les retrouvailles avec Giovanni se soient bien passées, mais elle avait tout de même le poids de l'échec sur les épaules. Elle avait dû ravaler sa fierté, prendre sur elle, et ce n'était pas quelque chose dont elle avait l'habitude. La Team Rocket c'était vraiment son dernier recours, elle avait tout tenté avant de se résoudre à se rabaisser de la sorte, mais elle n'avait plus eu vraiment le choix.

Mitigée, elle déplia l'habit de l'organisation, et détailla la robe noire manches longues et col roulé floquée d'un R rouge. Elle qui aimait tant la mode et le style, elle trouvait cette tenue bien terne et insignifiante. Elle mesura la longueur de la robe d’un coup d’œil et se dit qu'elle avait l'air courte : avec des bottines et une ceinture à strass, elle pourrait l'accessoiriser. Une voix familière l'extirpa de ses songes, de pair avec des cliquètements des talons sur le sol.

- Contente de te voir parmi nous, Jessica.

En levant les yeux, la jeune femme vit Ariane. Elle ne l'avait pas vu depuis tellement d'années… Elle n'avait pourtant pas trop changé mais ses cheveux étaient plus courts. Elle avait troqué sa coupe mi-longue et lisse, souvent nouée avec une barrette, contre une autre plus travaillée, avec une mèche au milieu de son front qui remontait en arrière et son carré rebiquant sur ses épaules. Elle était vêtue de blanc, une robe légèrement fendue avec des détails noirs et une paire de bottes blanches, elles aussi. À ses oreilles, deux grosses boucles dorées pendaient. Jessie les connaissait bien : Ariane les portait déjà autrefois. Ses traits étaient légèrement plus marqués par l’âge, mais c'était surtout son air austère qui surprit la jeune sbire. Elle n'arborait pas de sourire suffisant ni d'aura prétentieuse comme ce put être le cas : elle avait juste l'air sincère et étrangement humble. Cette attitude impromptue décontenança Jessie, qui se braqua tout de suite :

- Est-ce que j'ai eu le choix ?, rétorqua-t-elle, comme si c'était un reproche.

Ariane baissa le regard, avant de la détailler à nouveau. Elle se sentait profondément désolée pour Jessie et à vrai dire, elle se sentait réellement concernée par les galères subies par sa protégée : elle l'avait rendu orpheline de père, et cette pensée lui était insupportable, depuis toujours et probablement jusqu'à la fin de sa vie. Jessie avait bien changé elle aussi : ses cheveux magenta étaient très longs, coiffés en une sorte de houppe qui défiait les lois de la gravité.

- Vu que t’es commandante, il va falloir que je te cires les bottes et que je te vouvoie, comme avec Giovanni ?, voulu-t-elle savoir en croisant les bras, peu soucieuse de son manque de respect.

Ariane observait sa posture défensive ; bras croisés sur sa poitrine, hanche sortie, un pli entre ses deux sourcils, et un air presque provocateur sur son visage fermé.

- Oui. Mais en privé tu peux toujours me tutoyer, si tu veux.

Même si cela lui arrachait un pincement au cœur, Ariane ne pouvait pas lui demander le contraire : il y avait une hiérarchie, et maintenant qu'elle était officiellement dans les rangs de l'organisation, elle devait le respect aux autres gradés. La jeune femme ne se fit pas prier pour répondre du tac-o-tac.

- Y aura plus de privé. On n’a plus rien à faire ensemble, dit-elle en tournant le dos à Ariane dans le but de partir.

- Tu es partie après nous avoir volé, Jessie ! Giovanni a accepté de te rencontrer, tu viens d'obtenir un poste ! Je pense qu'on fait suffisamment pour toi, non ?, lui lança la rousse, tandis que la jeune femme s'éloignait.

Aussitôt, elle s'arrêta avant de faire volte-face :

- Oui, et c'n'est pas grâce à toi ! Par contre j'ai cru comprendre que tu avais été d'un grand soutient pour Cassidy… !

- Je l'ai recommandée, oui. Vos histoires de cœur ne me regardent pas, répondit posément Ariane afin de calmer le jeu.

- Elle a profité de l'argent dérobé autant que moi !

- Mais elle n'avait pas les codes d'accès pour arriver jusqu'au coffre. Et nous ne sommes pas sa Familia !, fit-elle valoir.

- Je ne fais pas partie de cette famille, je n’en ai jamais fait partie ! D'ailleurs, et vous me l'avez bien fait comprendre !

- Tu exagères Jessie !, répliqua Ariane, qui commençait à perdre son calme et à hausser légèrement le ton. Je t'ai toujours considérée comme un membre à part entière de la famille, je t'ai protégée, aidée !

- Oooh mais oui, pardon ! C'est vrai que j'ai eu de la chance dans ma vie grâce à toi, Ariane ! Je nage dans le bonheur et l'épanouissement, ça s'voit pas ?!, ironisa l’adolescente en étendant les bras de part et d’autre de son corps dans un mouvement théâtrale, comme si elle présentait une diapositive de sa situation derrière elle.

Ariane ne trouvera rien à répondre face à ses dires. Elle trouvait Jessie vraiment injuste et insolente : la perte de ses parents n'était pas la justification à tous ses mauvais choix. Tel un interrupteur qu’on avait enclenché, la jeune rousse continua sur sa lancée.

- La famille Osaki en a fait bien plus pour moi que tu n'en fera jamais alors arrête ton numéro, remballe tes bons sentiments et reste loin de moi !, lança-telle en désignant Ariane du doigt, comme pour lui donner un ordre.

- Tu es ingrate, Jessie !, se désola Ariane. Giovanni et moi avons fait de notre mieux…

- Giovanni m'offre une deuxième chance, oui, mais toi que dalle ! Mais ça ne me dérange pas, j'n'ai pas besoin de d'toi !

- Si tu n'avais pas besoin de moi alors qu'est-ce que tu fais là ?

- J'ai besoin d'argent, voilà pourquoi ! Mais pas de toi, ni de personne ! Comme Giovanni a dit, pas de traitements de faveur, on s'connait plus !

- Comme tu voudras, se résigna Ariane dans un soupir.

- Je vais devenir agent de terrain, la meilleure, et même agent d'Élite !, proclama-t-elle. Et je ne le devrais à personne d'autre qu'à moi-même. Je vais travailler dur, et je ne vous devrais rien du tout ! Je n'serais pas une pistonnée comme cette peste de Cassidy !

Ariane ne dit rien, mais elle n'en pensait pas moins. Cassidy n'avait pas été pistonnée, elle avait juste eu le culot de se présenter à l'académie, tout comme Jessie. Elle continua son chemin vers le bureau de son mari tandis que Jessie filait à la conciergerie. Ce fut la dernière fois qu'elle et la jeune femme eurent une conversation informelle.

 

QG, Jadielle, Kanto. 2008

 

Sur les draps défaits du lit de Jessie, des tonnes de documents étaient éparpillés. Par terre, de gros cartons étaient ouverts. C'était absolument tout ce qui restait de sa mère : des centaines de feuilles de papiers, noircies de données. Les premières pages étaient écrites à la main, dont la plus haute de la pile était tamponnée par la vieille Yolande, le soir de son premier échange avec Jane, dans la salle lugubre du Casino.

« Fiche de recrutement

Données personnelles :

Nom et prénom : AUSTIN Martha-Jane

Âge : 25 ans

Pokémon : Minidraco et Mentali.

Coordonnées : 3 impasse Météores, 17146 Soleilville. 001489027471

Contact : D'ONOFRIO Franck »

Il y avait ensuite tout un tas de contrats, classés par ordre chronologique.

« Contrat : logistique, élaboration de plans diaboliques »

« Contrat : agent de classe B »

« Contrat : agent de classe A »

« Contrat : gestion d'équipe, management »

« Contrat : agent d'Élite »

« Contrat : commandement d'Élite »

Classés ensuite, venaient les rapports de mission. Un nombre incalculable, et toutes un succès.

« Rapport de mission : plan de cambriolage du Musée des Sciences d'Argenta »

« Rapport de mission : plans de la maison de G.P. pour cambriolage »

« Rapport de mission : demande de rançon suite à la mission n° 74 »

« Rapport de mission : vol d'une équipe de Magnéti à la centrale électrique route 10 »

« Rapport de mission : dispatch des équipes d'Élite. Vol des recherches du docteur B. au sujet des orbes »

« Rapport de mission : Recherche d'œufs d'Artikodin au Mont Argenté »

Jessie lisait absolument tout. Elle remarqua que parmi les noms des agents commandés, il y avait celui d'Ariane. Jane avait établi des tas de rapports sur elle : elle avait été sa commandante. La jeune sbire avait l'impression de rattraper un énorme retard. Le fait de n'avoir que récemment découvert que tout ça était là, depuis le début, lui donnait le sentiment d'être idiote et la rendait triste. Il y avait pas mal de notes de frais pour tout type de matériel, des hôtels, des restaurants, et même des frais de pressing. Il y avait également plusieurs règlements intérieurs de l'organisation en format papier (aujourd'hui, il était en format PDF, téléchargeable sur l'intranet Rocket), des statistiques, des évaluations menées par Mme Boss sur ses résultats de missions… Les notes de Jane étaient toujours excellentes : elle avait monté les échelons de façon fulgurante, plus rapidement qu'elle, James et Miaouss, même plus vite que des agents comme Attila et Hun.

Parmi le flot de mots tapés à la machine, un détail attira l'attention de Jessie : l'adresse postale avait changé peu de temps après son embauche. Elle pouvait lire 2807, ruelle des Ectoplasma. 17/6 Céladopole. Le lieu revenait partout ; sur des factures, des fiches d'inscription, des comptes rendus… Sa mère avait apparemment vécu là-bas, et assez longtemps.

Les choses qui avaient le plus d'importance à ces yeux, comme cette adresse, étaient regroupées au pied du lit, et formaient une pile. Il y avait des papiers mais également une photo, qu'elle prit délicatement, avant de la replacer au-dessus de la pile. Les yeux cernés et gonflés, la jeune femme bailla lascivement en s'étirant, avant de constater que dehors, il faisait déjà jour. Elle ferma un instant les yeux, épuisée, et se pencha vers un carton éventré au sol, avant d'en sortir une autre chemise de documents. À l'intérieur, il y avait encore des feuilles. Elle entreprit de lire la première, mais se rendit compte que sa vision se brouillait.

- Il me faut du café !, se dit-elle à haute voix, lorsque soudain, elle entendit toquer à la porte.

Ayant récemment changé de chambre, elle n'attendait personne. Elle bugga un instant, se demandant si elle n'avait pas rêvé.

- Y a quelqu'un ?, demanda-t-elle tandis que la serrure semblait s'agiter. Cassidy ?

Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle demandait ça, mais ce fut un réflexe, probablement la fatigue. Peut-être était-ce parce qu'elle était la dernière personne avec qui elle avait pu discuter, et que cette dernière lui avait conseillé d'aller justement chercher les archives ? À moins que ce ne soit Jolene, qui aurait remarqué que la jeune femme avait dépouillé la salle de scan pour piquer tous ces documents ? Elle n'eut pas le temps d'aller plus loin dans son questionnement que la porte s'ouvrit. James apparu alors, son multipass à la main. Jessie essuya rapidement ses larmes d'un revers de main, tandis que son cœur eut un sursaut. Elle avait envie de lui faire une remarque sur cet objet ridicule qu'il avait acheté à un marchand à la sauvette, et qu'elle accusait toujours de ne pas fonctionner. Mais il s'avérait qu'il avait fonctionné ; comme quoi, avoir tort devenait une habitude pour elle.

- Oh, c'est toi…, lâcha Jessie, apathique.

- Miaouss m'a dit que tu dormais ici. Je pensais te voir hier soir, tu n'es pas venue.

Le jeune homme pénétra dans la pièce en regardant bêtement le désordre, un peu gêné.

- Est-ce que tout va bien ? C'est quoi tout ça ?

Jessie n'avait pas envie de répondre. C'était trop compliqué. Cela dit, la seule présence de James la soulagea énormément : s'il l'avait attendu la veille, c'est que finalement, il ne lui en voulait peut-être plus tant que ça.

- C'est les archives dont Jolene a parlé, dit-elle à voix basse.

- Oh…

Elle était extrêmement chamboulée, à bout de force et très fatiguée, et c'était assez simple à voir. Assise en tailleur sur son lit, avec tous ces papiers, on aurait dit une cinglée. Ses cheveux étaient détachés, dévalant ses épaules et elle n'était plus maquillée. Après avoir volé les caisses, elle était retournée dans sa chambre et s'était changée, enlevant ses oripeaux de soirée comme un clown triste enlèverait les siens, face au miroir d'une loge. Elle avait ensuite enfilé son maillot de baseball « Allez les Staross ! », un petit short de sport, et de grosses chaussettes à ses pieds. Depuis, elle n'avait plus bougé du lit, à part pour récupérer des paquets de chips et de gâteaux dans ses affaires, qui avaient laissé des miettes de partout autour d'elle. Tout ça ne lui ressemblait pas du tout.

Très inquiet, James prit place sur le lit, évitant les objets au sol comme des mines. Il s'assit en face d'elle, après avoir décalé une montagne de paperasse. Il s'apprêtait à parler lorsque Jessie prit la parole.

- Ma mère travaillait bien ici, elle n'a pas menti…

- Je l'sais. Est-ce que… tu veux en parler ?, proposa son équipier.

- Je ne sais plus à qui je peux faire confiance…

James la trouvait vraiment étrange, ce soir. Avec sa dégaine et son air paranoïaque, on aurait dit une fanatique de Deoxys qui pense qu'ils « sont parmi nous pour nous anéantir ». Parfois, le jeune sbire appréciait de regarder des reportages sur ces illuminés vivants de façon rudimentaire, parce qu'elles avaient toujours de supers astuces de survies et des gadgets ingénieux dans leurs bunkers. Il lui prit les mains, avant de les serrer entre les siennes.

- Jessie, c'est moi. Tu sais bien que tu peux tout me dire !, encouragea-t-il doucement.

- Et qui me dit que tu n'iras pas aussitôt répéter à ta petite-amie ce que tu viens d'entendre, hein ?

Le jeune homme aux cheveux lavande fut un peu surpris par sa déclaration qui sonnait comme un reproche. Jessie continua sur sa lancée :

- J'étais là, hier soir. Je vous ai vu vous embrasser sur la piste.

Elle n'avait même pas pris la peine de le regarder. Hésitant, James lui répondit :

- Je– oui, c'est vrai. On s'est embrassé… Je ne sais pas si c'est ma petite amie mais on dirait bien, oui.

- Pourquoi tu ne m'as parlé de ce que tu ressentais pour elle ?

- Eh bien… tu aurais probablement désapprouvé.

- C'est mal me connaître. Je désapprouvais déjà son existence de toute façon, ça n'aurait rien changé ! Mais j'aurai apprécié ton honnêteté.

James hocha la tête, un peu consterné. Il en avait assez de ce jeu de pouvoir malsain entre elle et Jolene, du comportement excessif, envieux et jaloux de Jessie envers à peu près toutes les personnes qu'elle jugeait mieux qu'elle. Il le concevait même ! Mais là, c'était un peu différent ; sa petite amie avait attaqué de l'intérieur. Son équipière n'était plus la seule fille de l'équipe, ni la chef, surtout. Elle qui avait un tel besoin d'être toujours au centre de l'attention, c'était sûr que c'était un coup dur. Cela dit, la situation n'était pas simple pour la blonde non plus : elle devait s'imposer dans une équipe très soudée, trouver sa place et se faire respecter comme étant leur supérieure hiérarchique. Quelle responsable accepterait de voir ses collaborateurs ne pas faire les tâches qui leur incombent ? Quelle responsable accepterait de se faire traiter comme une « outsider », comme l'avait si bien dit Jessie ?

- J'ai essayé, James, mais elle ne me facilite pas la tâche ! Elle est toujours en retard, elle n'est jamais concentrée ! Même quand elle est là, c'est comme si elle ne l'était pas ! Dès le départ elle a été hostile avec moi, elle n'accepte pas de recevoir d'ordres.

James n'avait pas pu nier ce qu'elle lui avait dit.

- Tu n'as pas à obéir à tout ce que Jessie te demande. On est tous entré dans la Team Rocket pour être qui on veut vraiment, pour être libre. Si ce que tu veux c'est être pieds et poings liés, retourne voir ta fiancée. Jessie n'est finalement pas mieux qu'elle si elle n'accepte pas de te laisser vivre ta vie comme tu l'entends.

Les mots de Jolene avaient résonné en lui. Les notions de liberté, de choix, ça faisait écho à toutes les décisions qu'il avait dû prendre il y a bien des années. Elle avait raison.

- Je ne sais pas quoi te dire, Jessie. J'n'ai pas besoin d'avoir ton approbation pour fréquenter une fille, avoua-t-il finalement en se grattant la joue, un peu gêné mais restant tout de même sûr de lui.

Jessie fit les yeux ronds. Quel affront !

- Excuse-moi ? Je pensais que mon avis comptait pour toi ! Je n'aurai jamais cru que tu me ferais un coup pareil… !, chouina la jeune femme, déçue.

- PARDON ?, hoqueta-t-il de surprise en lui lâchant les mains et en posant ses paumes sur son torse pour se désigner. Moi non plus, j'n'aurai jamais pensé que tu me poignarderais dans le dos de la sorte !, finit-il en écartant les bras pour donner de l’ampleur à ses propos.

- Je t'ai poignardé en face, et je l'ai fait pour te protéger de cette sale garce et de c–

- Ah ça non, hein !, coupa-t-il levant un doigt autoritaire sur elle, avant de faire une croix avec ses bras. Commence pas, Jessie. Je suis là pour t'apporter mon soutien, pas pour me faire sermonner !, dit-il en tournant la tête et en croisant les bras. Je me fiche des raisons pour lesquelles tu as fait ça, tu l'as fait, c'est tout ! Et moi j'n'ai rien fait de mal.

Jessie savait très bien qu'elle avait tort, dans le fond. Elle n'eut pas le temps de répondre qu'il enchaîna en reprenant les mains de Jessie dans les siennes, comme s’il ne venait pas gesticuler des bras juste avant.

- Peu importe ce qui a pu être dit, c'est de l'histoire ancienne. De l'eau a coulé sous les ponts, on efface les ardoises. Tu peux tout me dire, Jessie, tu peux avoir confiance en moi. Je t'ai promis que je ne t'abandonnerais jamais, et je n'ai qu'une parole, comme tu le sais.

Les larmes commencèrent à piquer les yeux de la rousse, de nouveau. Elle renifla tandis qu'elle serra plus fort les mains de son équipier.

- Je t'aime, James.

Les mots ne sortirent pas de sa bouche, mais elle les pensait si fort… Elle ravala cette phrase trop lourde de conséquences et murmura :

- Merci d'être là après ce que j'ai fait…

- C'est normal, on est amis, pas vrai ?

Son remerciement valait toutes les excuses du monde. James caressa sa main avec son pouce tandis que la vision de la jeune femme se brouillait.

- Oui, on est toujours amis.

Ce n'était pas ce qu'elle voulait entendre, mais elle s'en contenterait pour le moment. Parce qu'elle ne voulait pas le perdre. Elle préférait l'avoir dans sa vie comme tel, que ne plus l'avoir du tout.

- À la bonne heure…, murmura-t-il en la serrant plus fort de ses doigts tremblants.

- J'ai, hm, j'ai lu les documents dont parlait Jolene et euh… J'ai trouvé ça, dit-elle en lui donnant la photo, dans une voix entrecoupée de sanglots.

James la détailla : il y avait un jeune homme, posant devant un centre Pokémon avec un Tygnon. Avec le contre-jour, il était impossible de lui donner un âge. Il semblait être un jeune adulte, et à en juger la perspective entre lui et le Pokémon, il était grand. Ses cheveux étaient magenta.

- Qui est-ce ?, demanda le sbire.

- J'en ai aucune idée. C'est peut-être mon père.

La voix de Jessie était tellement sérieuse que son équipier eut un frisson.

- J'ai aussi trouvé une adresse, là, ajouta-t-elle en lui montrant un papier. Ma mère vivait là-bas, peut-être qu'il y vit encore.

- Ça fait beaucoup d'incertitudes… Qu'est-ce que tu proposes ?

- J'enquête là d'ssus depuis une nuit seulement et j'ai déjà trouvé pas mal d'infos j'te signale !

- Ah ! Tu t'énerves à nouveau ! Je préfère ça, là j'te r'trouve !, dit-il en plaisantant, la pointant du doigt. Il se calma mais gardait toujours le sourire. Tu m'as manqué, tu sais ?

À l’entente de cet aveu, un sourire se contracta au coin des lèvres de la rousse tandis que les traits de son visage s’adoucirent.

- Toi aussi, admit-elle facilement.

Jessie lui reprit la main, avant d’adopter un air sérieux et de déclarer :

- Je vais aller y faire un tour. Je suis mise à pied, alors… j'ai un peu de temps à tuer.

James cogita rapidement puis répondit :

- On aura qu'à entrer l'adresse dans mon Pokénav. En ballon on peut y être d'ici ce soir.

- On ?, répéta-t-elle en haussant les sourcils. Tu veux dire que tu viendrais avec moi ? Et Miaouss aussi ?

Jessie serra plus fort ses doigts avec les siens, dans l'attente d'une réponse positive. Si James partait avec elle, elle espérait que ce soit sans leur acolyte félin, car elle avait du temps à rattraper, et pas mal de choses à lui dire…

À suivre : Chapitre 3, Cassidy (partie 1)

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Date de dernière mise à jour : 19/02/2024

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