Vivre ou survivre

Poké-journal

N°473

3 février 2030

Rubrique faits divers

Hier matin, la multimilliardaire Jézabel Morgan a trouvé la mort dans un accident de voiture qui a également coûté la vue à son époux, James Morgan. Leurs enfants, David et Marisa, ne se trouvaient pas dans la voiture. 


-Miaaaaaouss !! Tu as vu ça, Jessie ? 

-Vu quoi, matou ? Laisse moi tranquille pendant que j’essaie de faire à manger ! 

-Tu n’essaie pas, tu rates ! Alors regarde, ça va t’intéresser, crois moi…


Jessie se retourna, pris le journal avec énervement et commença à lire à toute vitesse. Dès qu’elle reconnut le nom de sa rivale, elle se calma et poursuivit sa lecture attentivement. Elle relut plusieurs fois, comme pour chercher plus d’informations dans ces quelques lignes d’encre sobres et morbides. Puis elle rejeta le magazine sur le sol. 

-Et après ? Ce n’est pas notre affaire !

Le chat replia délicatement le papier mais ne répondit rien.

-Il a choisit de la rejoindre, non ? Il nous a laissé. Ce n’est pas notre deuil, je me fiche de savoir si il est triste, moi je ne le suis pas.

-Tu es injuste. Ca fait des années! Je suis sûr qu’il l’a regretté Jessie. Mais si tu ne l’avais pas traité comme un chien… C’était notre 3000e défaite, au moins, mais il serait resté si tu n’avais pas tout rejeté sur lui comme à l’accoutumée, et tu le sais.

-Tu me fatigues, chat psychologue ! gémit t’elle, Va taper sur les nerfs de quelqu'un d’autre ! 

-D’accord, je vais prendre l’air. Mais réfléchit bien, personne ne nous connaît là bas et lui il est aveugle… Si tu te faisais embaucher comme servante ou je ne sais quoi… Tu pourrais gagner sa confiance sans qu’il te reconnaisse et savoir ce qu’il en est de ses sentiments… 

Il la regarda de ses grands yeux félins, éteints par trop de souffrances.

-Je crois qu’il t’aime encore Jessica…

 

@@@@@@@@@@@

 

-Jessica Austin ?

-C’est cela.

-Bien, nous avons besoin d’une jeune femme pour garder les enfants… La précédente est enceinte et notre maître ne peut évidemment pas s’en occuper seul.

S’occuper des enfants de Jézabel ? Les enfants de James… qu’il avait fait à une autre…

-Je suis tout à fait d’accord.

-Présentez vous demain à 7 heures précises. Si vous semblez convenir au travail après 3 jours d’essai, vous serez embauchée. 

 

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-Inutile de me présenter vos condoléances. Je me moque de ma mère. Je ne l’aimais pas.

Jessica venait à peine d’arriver, et déjà elle commençait à regretter sa venue.

Elle ne savait pas comment réagir devant ce curieux garçon, dont les cheveux violets (il ne les tenait sûrement pas de James) lançaient de furtifs reflets, et aux yeux d’un bleus sombre mais glacial. Il la toisait du haut de sa quinzaine d’années, il la jugeait, et ni ses lèvres boudeuses ni son front figé ne laissait transparaître ses pensées.

Une petite fille apparut soudain dans la salle à manger où Jessica était censée les faire petit déjeuner, et elle comprit que c’était Marisa. Elle devait avoir dans les 6 ans, et ses yeux verts et chaleureux (Jessie les reconnaissait tant!) ainsi que sa courte chevelure d’un rouge sanguin (comme sa mère, encore elle !) contrastaient avec un teint trop pâle qui lui donnait un air apeuré.

A sa vue, un sourire traversa le visage de son frère. Il lui prit délicatement la main et l’amena avec douceur à la vaste table. Remarquant que Jessie restait figée, il se retourna et lui lança :

-Pas la peine non plus de parler de sa femme à mon père, si vous le rencontrez ! Il ne l’aimait pas. Et lui, personne ne l’aime, à part peut-être son vieux caninos…mort il y a huit ans. 

Il haussa les épaules avec résignation et agacement.

-Père est si faible ! 

Et il se tût pendant qu’il mangeait, puis il retourna dans sa chambre sans un regard en arrière, la petite fille timide à ses talons…

Jessie était tellement éberluée qu’elle en avait oubliée qu’elle était censée garder ces enfants ! Elle se préparait à les suivre lorsque la jeune domestique qui nettoyait la grande salle l’interpella.

-Excusez moi… Vous êtes la nouvelle nourrice ?

-Je… Oui, c’est moi.

-Ce n’est pas la peine de les suivre. Ils sont très liés tout les deux, et très solitaires… Ils vont passer la journée à lire, étudier, écrire, jouer de la musique ensemble… C’est toujours comme ça. Alors, puisqu’il est 9 h 30, vous avez deux bonnes heures de liberté devant vous…

-Bien… Elle hésitait, mais si l’intendant s’en rendait compte ?

-Oh ! Aucun risque, la rassura la jeune fille avec un gentil sourire, depuis… l’accident, c’est toujours Mr Darval qui s’occupe de tout. Il est en voyage d’affaire, comme toujours. Et personne ne vous dénoncera, n’ayez crainte.

-Ah… Il règle tout ? Mais… elle déglutit un peu péniblement, et Mr Morgan ? 

-Eh bien, expliqua t’elle d’un ton affligé, le maître James est complètement prostré depuis l’accident… Mais en fait, il a toujours été un peu comme ça, distant. Même ses enfants ne suffisaient pas à lui redonner la joie… Il n’aimait pas sa vie ici, et encore moins sa femme, c’est évident… On m’a dit, mais, bien sûr je n’étais pas là donc je ne garanti rien..

Les jeunes femmes frissonnèrent en même temps, Jessie en redoutant ce qu’elle allait entendre, et la domestique remémorant ce qu’on lui avait conté…

-Quoi ?

-On dit que le mariage, et plus d’un an après… C’était sordide. Vous comprenez, il détestait… Bref, les années on passées et il a du finir par s’habituer, si je peux me permettre. Moi en tout cas je ne l’ai vu que froid et dur… résigné sans doute. Croyez moi, je ne voudrai pas être à sa place malgré toute sa fortune.

-Bien, conclut Jessie très pâle et éprouvée par ce qu’elle venait d’entendre, merci beaucoup. Je vais aller faire une petite visite…

Jessie erra longuement dans tout le rez-de-chaussée. La cuisine, immense… Le salon aux lustres de cristal, fauteuils de velours et parquet de chêne, grandiose… Les corridors d’une longueur affolante, ornés de tentures et de portraits de famille, somptueux… Mais si froid ce décor, lugubre. Comment James avait t’il pu naître ici, y vivre si longtemps ? Enfin… son cœur se serra, non, justement il n’avait pas vécu… il n’avait fait qu’y survivre. A cause d’elle et de ses fichues crises de colères qu’elle déversait sur lui !

Jessie entendit un son de piano distant sui semblait venir de l’extrémité du couloir. Elle se dirigea dans cette direction sans vraiment réfléchir, cet air était si beau… mais on y repérait une maladresse, une gêne constante.

Pourquoi ?

La porte était ouverte.

Oh. C’était donc ça.

Aveugle… Elle avait presque oublié…

James l’aveugle faisait jouer ses merveilleux doigts fins sur les touches immaculées, ils volaient littéralement… mais sans ses yeux, jamais il ne pourrait atteindre la perfection d’auparavant. Prisonnier des ténèbres de son corps… de sa vie.

James… Jamais elle ne l’aurait imaginé ainsi… Une quarantaine d’années à présent, le teint pâle et les traits tirés autour de ses yeux fixes, une bouche sans sourire. Riche à crésus sans pouvoir racheter l’âme qu’il avait perdu.. Un James veuf d’une femme ignoble qui avait certainement utilisé son corps pendant d'interminables années, chaque nuit, chaque nuit, chaque nuit… Père de deux enfants par cette union maudite, deux semi êtres à l’avenirs englouti.

Jessie repensa à la petite cicatrice qui dépassait du col de David. Elle frissonna. Pauvre enfant, qu’un père détruit n’avait pas pu protéger de sa propre mère… Ce manoir lui donnait à présent la nausée.

Le pianiste s’interrompit. Il resta quelques instants silencieux pour étudier la respiration saccadée et les pleurs de l’inconnue qui l’observait.

-Qui est là?...

-Oh, James…

Non, pas cette voix. Pas elle. Pas après toutes ces années… Il l’entendit approcher, comprit qu’elle s’accroupissait pour que leurs visages soient presque au même niveau. Elle passa doucement ses doigts sur ses paupières qui battaient inutilement, et cette caresse aurait pu le faire hurler de rage et pleurer d’amour en même temps. Il lui prit fermement le poignet dans sa main pour l’immobiliser.

-Laisse moi. Mes yeux étaient le prix à payer pour qu’Elle meure. Ne crois pas que c’était un vrai accident. J’étais au volant. Je ne regrette rien. 

Elle ne parut pas choquée par cette révélation. Il ne captait aucune réaction, ça ne le surprenait pas vraiment venant de Jessie. Toutefois, il aurait bien aimé la contempler, lire ses pensées sur son visage, essayer de découvrir sur sa peau superbe les traces que le temps avait pu y graver…

Il étendit sa main trop froide, la déposa sur sa joue… si douce… Puis ses cheveux, fins et légers malgré leur épaisseur, il y passa les doigts avec hésitation… Il semblait confus, ne serai-ce qu’en parcourant de la paume son grand front blanc… Enfin, il lui prit délicatement le menton et étendit juste un doigt pour effleurer ses lèvres tièdes.

Elle se recula. 

Bruissement de tissu lorsqu’elle se redressa légèrement. Elle n’allait quand même pas… elle l’embrassait.

Pour lui, et pour elle aussi d’ailleurs, c’était comme la première fois. Du moins ça aurait pu l’être s’il avait à son tour remué doucement les lèvres contre celle de son amie.

Mais il ne pouvait pas.

Il ne pouvait plus.

-Va t’en, Jessica.Va t’en. Laisse la lignée des Morgan mourir en paix. Se détruire dans le noir génération après génération, comme nous nous sommes mutuellement détruis il y a trop longtemps de cela.

Elle sanglotait à nouveau. Elle s’éloignait.

-Pars de ce manoir, ne regarde plus jamais ces enfants fantômes que j’ai créé. Ne me regarde plus. 

Elle reculait, elle franchit la porte, s’arrêta encore quelques instants.

-L’histoire n’obéit qu’à ses pleurs. On ne peut que les effacer avant d’en verser d’autres… 

 

Adieu, mon amour.

 

FIN

Hélène

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021

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